The Wasteland
6.8
The Wasteland

Film de Ahmad Bahrami (2020)

Oh mais qu'il est jolie ton noir et blanc ! Il sert à quoi ?

Il est intriguant que, dans un film tourné vers la réalité sociale et le concret, les critiques de cinéma ne parlent que d'un noir et blanc esthétisant, sans s'y attarder plus. Parce que le film a, effectivement, un jolie noir et blanc (putain...), il y a une façon de travailler les noirs, la profondeur de l'obscurité, et dont chaque faisceau de lumière que la caméra capte casse cette marée pour dessiner les formes des visages mais aussi celles des lieux, tout se découpant dans dans une peinture en mouvement. MAIS, ça c'est très bien, mais ton jolie noir et blanc, il sert à quoi ?

Le film amène à l'écran la matière brute d'une image, que ce soit par l'outil de la caméra pellicule, mais aussi par l'environnement filmé. Le premier plan du film est un gros plan sur des morceaux de glace (plutôt imposant, pas ceux que tu mets dans ton ricard), à bord d'un chariot en bois, traîné par un âne sur un sol en pierre. Nous ne voyons rien du chemin puisque la caméra est centré sur la glace (la présence de l'âne nous est révélé au plan d'après, mais on se doute que quelque chose traîne cette chariole), ce qui fait que le premier plan de ce film, est un pure plan de la matière, nous ne voyons que le concret de la matière, accompagné par le son qui capte le bruit que fait chaque matériau lors de l'impact avec un autre. Et tout de son long, c'est ce que le film va travailler : la matière. Comment les briques créent de la poussière, comment cette poussière va venir recouvrir les corps des travailleurs, comment la chaleur (objet non matériel) vient avoir une répercussion physique et concrète (la sueur, la sécheresse...) sur l'environnement visible.

Renvoyer, en parlant du film, au rapport politique et à une critique/constat de la situation actuelle en Iran, c'est parfaitement logique et attendu. Mais il est important de rappeler qu'on parle d'un film, et que la base pour parler d'un film, c'est quand même de parler de ce que le film nous offre à voir. Et ce que The Wasteland nous offre à voir, ce qui se répercute sur la caméra, et ce qui est le moteur esthétique du film c'est le jeu de la matière.

Pourquoi c'est si bon un film qui a comme pièce centrale la matière ? Parce que le cinéma est le seul art qui sait capter la matière dans ce qu'elle a de brute. Quand on filme la matière, et d'autant plus en argentique, on revient au "ça a été". Ce que l'on filme a réellement existé, ce que l'on filme s'est trouvé devant la caméra. Et la caméra le retranscrit, le réplique, le plaque, de façon froide et mécanique sur la pellicule, de l'exact manière avec laquelle ce qu'elle a filmé aurait été vu par l'œil humain en lieu et place. Aucun autre art ne peut faire cela. Et cette possibilité nous offre du réel (quelle surprise bordel...).

Et là on peut aborder de quoi parle le film. Parce que c'est dans ce cadre que va nous être raconté l'histoire, un cadre qui se veut le plus tangible, le plus palpable, et ce n'est pas rien de le dire.

Parce que bien à son inverse, qu'est-ce qui mange dans ce film ? Je ne parle pas de ce que le réalisateur aurait pu/dû ajouter pour le rendre meilleur, mais factuellement : qu'est-ce qui n'est pas dans ce film ? L'argent. Concrètement, visuellement, le cinéma c'est bien des photogrammes, donc c'est la vue qui prime, nous ne voyons pas la couleur de l'argent (avec TOM CRUISE EN NOIR ET BLANC PUTAIN). L'argent pourtant est sur toute les lèvres, les travailleurs qui n'en ont pas, le patron pas assez, et la fabrique qui n'en ramène pas. Et justement, c'est le manque. Le film tourne autour du vide, dans un monde aussi concret (tu commences à comprendre le concret du film rassure moi), ce dont les personnages parlent le plus, n'existe pas. L'argent n'a aucune logique concrète. Bah c'est déjà pas rien de le mettre en scène ça.

Et Ahmad Bahrami ne s'arrête pas là. Si nous sommes face à un monde délaissé par l'argent, Bahrami ne fait pas que le montrer. Il n'est pas là uniquement pour filmer la misère des pauvres gens (et qu'ils sont malheureux snif...), il nous offre une porte de compréhension sur l'état actuel des choses : le progrès. La brique coûte trop chère, elle n'est pas assez rentable, et la demande se perd. Les nouveaux matériaux sont plus demandés, plus facile à fournir et à transporter, le temps passant, ce qui était un el Dorado (obtenu malgré tout à la force des bras et des gouttes de sueurs) pour certains travailleurs, se retrouve à être une prison à ciel ouvert, où des êtres formatés par des années de travails et d'éducation au travail, ne quittent pas ce job malgré l'évidente faillite qui touche le lieu. Le film n'oublie pas d'apporter la question du racisme, entre différentes ethnies, différentes cultures au sein d'un même groupe, obligé de cohabiter au sein de l'entreprise, malgré la haine sous-jacente des uns pour les autres. Jusqu'à certaines explosion, notamment une (et la seule du film) scène de bagarre (OUAI) qui permet à Bahrami de capter le réalisme d'un affrontement à savoir : c'est quand même généralement bien ridicule, ça tombe, ça s'insulte, ça se fait mal, mais c'est rarement épique, mais qui vient prendre une dimension tout autre au moment du hors-champ. Alors que les 2 hommes se battent, le panorama de la caméra pour les suivre est trop lent, nous n'entendons alors plus que les cris affolés des gens autour d'eux, et surtout le vent. Ce vent omniprésent pendant tout le film, j'abordais le son plus tôt, mais ce vent qui rugit, constamment dans un fond sonore, et qui à ce moment précis domine tout, faisant définitivement sombrer la scène dans le chaos. La caméra finira par les reprendre à la fin de leur petit affrontement, sans qu'aucun drame ne soit vraiment arrivé.

A travers un seul lieu, le film tente de dessiner le portrait d'une Iran malade, où le peuple s'appauvrit, les tensions règnent, et où les conditions environnementales dégradante font de l'Iran un des premiers pays touchés par le manque d'eau (d'où la glace).

Cette fin progressive du lieu de travail, et de vie, des personnages, est accompagné par une chute de leur relation, ou plus simplement, une mise en lumière des rapports superficielles qu'ils entretenaient les uns avec les autres, où chaque décision semblait plus porter par l'intérêt économique que par la réelle humanité. L'exemple le plus parlant étant celui de Lotfollah, chargé de faire la liaison entre les employés et le patron, qui se portera volontaire pour aider Sarvar dans certaines tâches, voire pour la remplacer directement, la laissant se reposer et/ou vaquer à d'autres occupations. Cette acte de gentillesse (Lotfollah aimant "secrètement" Sarvar, l'acte n'est pas complètement désintéressé, mais il n'a pas une valeur économique concrète aux premiers abord) sera vu par les autres employés comme un moyen de pression sur le personnage, expliquant au patron que ce dernier travail en lieu et place d'une autre, alors pour quoi est-elle payé ? Et pourquoi seulement elle peut en bénéficier ? C'est d'ailleurs l'un des rares points où tous les personnages se retrouvent, rappelant que l'intérêt pour l'argent passe avant toute chose. Le film a d'ailleurs l'intelligence de nous montrer le quotidien et la vie de chacune des familles, afin que le spectateur puisse les connaître, et ne surtout pas diaboliser des personnages en les résumant aux méchants de l'histoire (même si le retour, pendant la première partie du film, constant entre un portrait puis le moment où le patron doit annoncer la fermeture du site, et ainsi de suite, alourdie le rythme du film, qui clairement n'en avait pas besoin).

Cette aliénation au monde du travail doublé à la superficialité des relations entraînera à la descente aux enfers de ce même Lotfollah à travers une fin glaçante, qui laisse le spectateur (c'est moi, et c'est bientôt toi je l'espère) figé, probablement mort à l'intérieur, sur son fauteuil.

Et le noir et blanc dans tout ça ? Et bah une fois qu'on a dit tout ça, le noir et blanc s'amène naturellement. L'objectif du noir et blanc n'est évidemment pas juste des l'esthétique, mais revenir à la chaire même de ce qui se déroule. L'important c'est la matière, comment les éléments agissent les uns sur les autres, que le mur soit rouge ou jaune ne l'importe pas, ce qui compte c'est que le mur se fissure, soit couvert de poussière, la superficialité de la couleur est retiré pour revenir à l'os de ce que Bahrami essaye de capter du réel.

Ce n'est peut être pas grand chose écrit comme ça, mais quand la GRANDE majorité des films sortent en couleur, résumé le peu de film en noir et blanc à un simple effet esthétisant, c'est surtout ne pas vouloir se poser la question du noir et blanc.

Petit mot, rapidement sur le format, ou plutôt sur comment il est perçu. J'ai lu que le 1.33 du film "enfermait les personnages", c'est un non-sens. Le format ne véhicule pas une idée en soit, ce qui crée l'enfermement des personnages c'est la composition du cadre, c'est comment on agence un plan. Le format permet évidemment certaines choses, le 1.33 est notamment très utile pour filmer des visages, puisque ces derniers vont prendre une majorité du cadre. Le 1.33 c'est un format à échelle humaine pourrions nous dire, mais absolument pas un format qui par son utilisation même enferme les personnages.


Je dois encore rattraper Wastetown, autre film du réalisateur sorti au début du mois (2 en 1 mois, c'est pas mal du tout). C'est avec plaisir que je me plonge dans les différents films du cinéma iranien qui nous arrivent en France. Et Ahmad Bahrami est un réalisateur, à mon humble avis, qu'il va falloir suivre de très près.

Le_Liam
8
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Créée

le 16 sept. 2023

Critique lue 58 fois

Le_Liam

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