Quand je suis sorti de la séance, trois jeunes filles se sont assises sous l'abri de tram où je zonais. Ces trois jeunes filles, je les avais entendu pleurer comme des madeleines, traversées par le pathos écrasant de The Whale.

Soudain, l'une d'elle sort, sans pression, sans doute pour rompre le flottement d'après séance

MDR, après ça je me sens grosse de ouf, ça m'a donné envie de faire du sport.

Consternation.

Ce n'était pas le premier retour que je recevais du film. Celui là, c'était le deuxième.

Le premier, je l'avais reçu quelques jours avant, envoyé par une amie chère qui me demandait mes impressions sur le post Instagram d'une fat activist qui avait très mal accueilli le film d'Aronofsky.

Elle reprochait à The Whale d'être grossophobe, voyeuriste, abject, et encourageait adelphes à se soutenir et allié·e·s à se réveiller face à la brutalité que The Whale porte en lui, une brutalité qui "ne devrait pas exister". Deuxième consternation.

Ces deux retours étaient provoqués par un même objet : un corps à l'obésité obscène.

Objet de dégoût pour les premières, objet de violence pour les secondes.

Sans l'attendre comme le film de l'année, j'étais comme beaucoup curieux du traitement que le film porterait à cet objet, mais je ne m'étais pas encore bougé. Lire ces posts m'avait donné de sacrés boutons et la motivation d'aller voir The Whale.

The Whale, c'est l'histoire de Charlie, un professeur d'anglais qui vit reclus. Il ne donne ses cours qu'online, webcam coupée. Cette histoire rend compte des allées et venues d'un cercle restreint dans son appartement : Liz, son amie et infirmière, Ellie, sa fille qui le déteste, Mary, son ancienne épouse, Thomas, un missionnaire de passage, et Dan, le livreur de pizza, à qui Charlie refuse de se montrer. Cette histoire se déroule sur une semaine. Pendant une semaine, les allées et venues se poursuivent dans l'appartement, dont Charlie ne peut ni ne veut sortir, car Charlie est un homme obèse, monstrueux, mourant.

La critique principale portée à ce film, donc, c'est sa grossophobie. Charlie apparaît comme un personnage obscène, dont le menton dégouline d'huile de friture, qui ne peut se masturber sans risquer l'infarctus ni se déplacer sans porter l'immense corps qu'il maltraite sur un déambulateur ou dans un fauteuil roulant.

Pour le tournage de ce film, Aronofksy a choisi de faire porter à Brendan Fraser un fatsuit, un maquillage prosthétique rembourré qui permet d'obésifier le personnage à l'écran. L'utilisation du fatsuit est soumise à des critiques récurrentes et légitimes. Dans le siècle de cinéma qui nous précède, les corps gros sont, comme dans le réel, objets de moqueries et alimentent à la perfection, par leur étrangeté, des ressorts comiques violents et has-been. En ce sens, le fatsuit a parfois été comparé à la blackface, qui dans le même siècle et dans le même art a été utilisé pour alimenter des traits d'écriture similaires : abêtir le personnage, rendre son corps et son existence cocasse, déplacée, hilarante.

À mon sens, leur comparaison s'arrête ici. Contrairement à l'exploitation des corps noirs, six cent ans d'oppression, de contrôle et de massacre des corps obèses n'ont pas alimenté cette moquerie malveillante. Les fat activists qui se sont offusqués de l'utilisation du fatsuit pourraient me répondre à raison que ces moqueries se sont souvent téléscopées dans l'histoire du cinéma.

Dans The Whale, ce n'est pas le cas. Ici, l'objet est subverti ; il n'est plus un ressort comique mais une nécessité technique et matérielle pour rendre compte de l'état de santé de Charlie.

Ne nous voilons pas la face : même un acteur en surpoids, choisi par souci d'inclusivité, aurait eu besoin d'artifices prosthétiques ou numériques pour incarner ce personnage, et pousser le souci du réalisme jusqu'à demander à une personne dans cet état de santé de jouer ce rôle aurait été d'une violence réellement obscène et dangereuse.

Si le choix de Brendan Fraser est discutable pour porter le rôle de Charlie, il me donne bon espoir quand aux prochaines productions qui emploieront des personnages obèses sans que les acteurs qui les interprètent le soient. Tout au long de la production du film, Fraser est entré en contact avec des psychologues spécialistes des Troubles du comportement alimentaire, des personnes obèses, des associations d'accompagnement de ces personnes.

Tandis que certaines associations activistes à travers le monde reprochent avec radicalité au cinéma de ne jamais représenter de corps obèses, d'autres sont d'accord pour dire qu'il existe une ambivalence dans l'utilisation du fatsuit : à tout prendre, ne vaut-il pas mieux mettre en lumière la maladie de cette façon que de se contenter de la moquer ou de la taire ? Fraser lui même dit que l'alourdissement de la combinaison l'a aidé à réaliser à quel point il fallait être fort physiquement et mentalement pour vivre dans ce corps.

Cette réflexion m'amène à une petite parenthèse sur le traitement du surpoids dans les milieux fat activists. Pour avoir auprès de moi des proches informés, j'ai pu comprendre qu'il existait dans ces milieux de nombreux ressorts de l'ordre du gatekeeping, du delusional thinking, du cherry picking, qui mettent en avant l'idée d'une constitution physique naturelle, génétique, donc saine, et non de comorbidités provoquées des facteurs sociaux comme la précarité. Quand certaines personnes au sein de ces cercles meurent avant cinquante ans (on parle d'épidémies massives de diabète, de problèmes coronariens, d'AVC...), celles qui remettent en question ce militantisme parfois essentialiste, souvent individualiste, où le body positivism prend le pas sur la prévention médicale et la lutte contre cette maladie à l'échelle industrielle et capitalistique sont rapidement écartées. Ce que ces activistes semblent avoir oublié face à The Whale, c'est qu'il existe mille façons de vivre son obésité, mille façons de vivre sa queerness, mille façons de vivre sa solitude. Le film n'illustre qu'une d'entre elles, et faire de Charlie une essence de ces existences multiples me semble être une lecture superficielle de The Whale.

Charlie est un homme mourant, et son apparence physique est à mon sens une conséquence, plutôt qu'une cause, de son état de santé. The Whale n'est pas un film qui parle avant tout de la douleur d'un corps meurtri, mais de celle d'une âme flétrie. Pour être encore plus clair, The Whale est avant tout un film sur la dépression, à l'issue tragique. La trame en est fatale : Charlie a fait des choix de vie désastreux, il a perdu famille, enfants, amants, est enfermé dans la solitude, puis dans son appartement, puis dans sa tête, puis dans son corps. Il est, du début à la fin du film, coincé dans un appartement lugubre, lui-même coincé dans un canapé défoncé, lui même coincé sous un corps monstrueux duquel il ne peut plus partir.

Aronofsky choisit dans The Whale d'adapter à l'écran les codes de la pièce originale et d'illustrer dans une métaphore récursive ce que provoque un état dépressif sévère dont on ne peut sortir.

Partout ou l'obésité fait des ravages, où les gens en meurent, un reproche leur est fait : celui de manquer de volonté pour se soigner. Or, il ne s'agit pas exactement d'un problème de volonté, mais pour faire court, d'un manque d'accès aux soins, de prévention et de soutien face à cette condition physique qui est à la fois la cause et la conséquence d'un mal-être. Pour une personne dépressive comme Charlie, se laver pour recevoir dignement sa fille, se nourrir correctement, entretenir de rares relations, tous ces mouvements vers la vie sont autant de luttes à mener.

Pendant toute la première moitié du film, quand les personnagent qui entourent Charlie le pressent de se faire hospitaliser, celui-ci leur répond que ses économies ne lui permettraient pas d'être soigné correctement. Charlie est coincé. Il est consumé par la dépression, par ses troubles du comportement alimentaire, par un abandon qui le dévore. Charlie oscille entre deux états d'esprit face à la nourriture, dont on ne saurait définir avec exactitude s'il s'agit de deux volontés ou de deux pulsions : s'abstenir pour profiter de la présence de sa fille odieuse ou engloutir tout ce qui passe sa portée. Il perdra chaque négociation, et chaque négociation perdue le mènera plus près de sa fin. Charlie est submergé, et la seule volonté qui l'anime est celle de se laisser mourir et de transmettre à sa fille, dans un marché secret et monstrueux, un héritage. Une vie d'économies pour racheter son absence.

Les personnes qui gravitent autour de Charlie et ne savent rien de cette volonté secrète tentent tout au long du film de le sauver. Liz tente de le convaincre d'aller à l'hopital pour réparer son coeur sur le point de lâcher. Thomas tente de le convaincre de s'en rendre à Dieu pour réparer son âme sur le point de lâcher. Ellie ne tente rien, car elle déteste son père qui a abandonnée la cellule familiale pour un amant. Et en y réfléchissant bien, on peut dire que les personnes qui l'entourent, lui rendent visite, essaient de le sauver, essaient en réalité de se sauver elles-même.

Liz s'occupe de lui, surveille son état de santé, lui apporte chaque jour des sacs remplis de submarines sandwiches en dépit du bon sens. Ce soin qu'elle lui apporte est nourrie par une obligation familiale retorse : elle est la soeur de l'amant disparu de Charlie.

Thomas souhaite le salut de l'âme de Charlie pour racheter ses propres mauvaises conduites qui l'ont poussé à quitter ses parents et la congrégation religieuse à laquelle il appartient.

Ellie est infecte avec son père pour canaliser sa souffrance et dissimuler l'amour déçu qu'elle lui porte.

On pourrait penser de ces personnages qu'ils sont altruistes. On pourrait penser de ces personnages qu'ils sont égoïstes. Je pense qu'ils sont les deux, et que c'est ce qui leur donne humanité et profondeur. Ce n'est pas tant le film qui est grossophobe que les attitudes des personnages qu'il dépeint, car Charlie inspire à son entourage tour à tour le dégoût et la pitié, et ces sentiments sont autant de façons de justifier à leurs propres yeux leurs désirs de rédemption.

Charlie est un personnage tiraillé, entre dépression et salvation, entre suicide et survie.

Ainsi, quand Liz dit à Charlie dans un accès d'exaspération qu'elle va le poignarder, il lui répond "tu peux y aller, la lame n'irait pas jusqu'à mes organes vitaux". C'est une séquence douce-amère, dure, mais dans laquelle on peut voir le retournement d'un stigmate, un regard tragicomique que le personnage a sur lui-même. Charlie a intégré ce dégoût et cet abandon dans un équilibre ambigu, tantôt désabusé tantôt cynique.

Les arcs interpersonnels qui traversent The Whale sont intrusifs et violents. Même le rapport qu'entretient Charlie à ses étudiants, en restant dissimulé derrière l'écran noir de sa webcam débranchée, passe au fil de la semaine du conseil bienveillant à l'injonction colérique : celle d'écrire quelque chose de vrai, quelque chose de juste, quelque chose que l'on doive sortir avec violence de ses entrailles. Cet acte égoïste sublime l'injustice profonde qui traverse le quotidien des étudiants qui lui répondent, partagent avec lui leur absence d'aspirations, leur absence d'avenir, leur absence d'espoir. Cette absence est comparable à celle dont souffre Ellie, à qui seul Charlie semble encore accorder sa pleine confiance malgré son comportement détestable. Quand il cherche avec obsession l'expression d'une honnêteté profonde dans les essais de ses étudiants, il ne peut la trouver que dans un vieux commentaire de texte de sa fille auquel il est attaché plus qu'à sa propre vie. Celui-ci aborde l'ennui profond qu'elle ressentit en lisant Moby Dick.

Comme dans Moby Dick, qui semblait avoir pour thème l'exploration des espaces maritimes, l'épuisement scientifique du vivant et la poursuite aventureuse de cétacés démesurés par le capitaine Achab, mais abordait en profondeur la poursuite de l'absolu et l'impossible compréhension des fils qui sous-tendent l'existant, le corps monstrueux de Charlie est la manifestation matérielle de motifs existentiels : la confrontation des convictions, des sensibilités, des classes sociales, du Bien et du Mal, celui de la subsistance face au chaos du monde, de l'existence de Dieu.

Comme dans Moby Dick, la survie est une traque sans relâche, celle d'une interrogation : la rédemption est-elle un absolu, une essence, un espoir inaccessible ?

Cet entrelacs, alimenté par chacun des personnages, entre espoir vitaliste et abandon fataliste, nourrit l'intrigue du film. Il est, à mon sens, le motif majeur de The Whale.

L'appartement plongé dans la pénombre est similaire à la cabine d'un vaisseau battu par la tempête. Le combat qui s'y déroule est tout intérieur et s'étale sur plusieurs jours comme la confrontation finale opposait Achab et la Baleine. Par son caractère obsessionnel, par son apparente monstruosité, Charlie est à la fois l'un et l'autre. Et, quand, avant que la mort et la fin du film ne le rappellent au néant, le souvenir d'une promenade au bord de la mer et l'image du seuil franchi du sable à l'écume apparaissent au spectateur, et Charlie embrasse pleinement les deux archétypes qui le construisaient.

Évidemment, The Whale n'est pas exempt de reproches. C'est un film dont on pourrait reprocher le pathos suintant, alimenté par des thèmes musicaux tire-larmes, qui s'inscrit dans l'esthétique d'Aronofsky. Mais The Whale illustre probablement, dans la continuité d'une filmographie nourrie de personnages brisés, de catcheurs sur le déclin ou de crackheads en perte de repères, les ambiguités d'un homme dominé par la maladie et les espoirs déçus, et et celles des sensibilités humaines qui endurent encore de l'entourer. The Whale s'emploie aussi à illustrer la souffrance d'un corps obèse que l'on a pas l'habitude de voir, dans un registre trop rare.

On peut se plaindre de l'angoisse que cette représentation procure. On peut aussi s'en féliciter et espérer que ce film ouvrira le chemin à de nouvelles représentations.

Perso, je préfère un autre The Whale à un docu RMC Découverte.

ZephHareng
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le 28 mars 2023

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