Pour son quatrième long-métrage, Joachim Trier semble avoir fait sien l’acte de foi mitterrandien. Avec Thelma, superbe Eili Harboe, jeune comédienne de vingt-deux ans, il campe en effet une héroïne aussi fascinante qu’inquiétante, dotée de formidables «forces de l’esprit ». Forces inquiétantes, car plus destructrices que véritablement porteuses de vie.
Mais cette «clé » n’est livrée au spectateur que dans le second temps du film. Le premier volet nous amène à nous pencher, mais au féminin, sur la même tranche d’âge que dans le superbe «Oslo, 31 août » (2011) : ce tournant qui marque la fin de l’adolescence et l’entrée dans la vie adulte, phase risquée puisqu’il s’agit de s’être trouvé, puis de s’engager, véritablement, au sens le plus pesant du terme, dans la vie que le jeune adulte se sera choisie... On suit ce nouvel opus de Joachim Trier en ayant constamment, à l’esprit, le destin connu par le jeune héros de ce film antérieur, héros qui révéla au grand public un acteur bouleversant, Anders Danielsen Lie ; un destin de refus radical, absolu, dans lequel on craint que cette nouvelle héroïne (aussi intense, aussi hypersensible) rejoigne celui qui se met à apparaître comme un grand frère de fiction.
D’autant qu’il y aurait de quoi refuser. Thelma, qui arrive des forêts sauvages de la Norvège pour rejoindre Oslo (à nouveau...) et l’une de ses grandes universités, se dévoile peu à peu comme issue d’une famille au sein de laquelle la religion joue le rôle d’un carcan empêchant de penser, d’éprouver, presque de vivre. Quoi d’étonnant à ce que ce côtoiement d’une liberté nouvelle (quoique fortement bridée par un contrôle parental téléphonique et métronomique) provoque des crises convulsives si violentes qu’elles sont d’abord interprétées comme de l’épilepsie ? Certains carcans, pense-t-on alors, ne sauraient se fendiller délicatement à la manière d’une coquille d’œuf ; il leur faut exploser... Surtout lorsque l’affranchissement prend aussi les allures d’une attirance homosexuelle, celle qui pousse irrésistiblement l’une vers l’autre Thelma et sa camarade d’études, Anja, incarnée par la sombre et lumineuse Kaya Wilkins, aussi chanteuse de son état, sous le nom d’Okay Kaya. À ce stade, le film prend la tournure d’un drame psychologique, à la manière des précédentes réalisations de Joachim Trier, et un autre grand cousin cinématographique nous fait aussi redouter le pire : le somptueux «Chemin de croix », de l’Allemand Dietrich Brüggemann, qui donnait à voir, en quatorze tableaux, comme autant de stations, l’implacable démonstration du caractère profondément nocif, délétère, de l’intégrisme religieux, quel que soit son bord...
Un souvenir d’enfance, resurgi à la faveur de tentatives de séances cathartiques, une fois l’hypothèse épileptique repoussée, fera se dresser un autre pan narratif, nouveau dans la filmographie de Trier, et flirtant avec le fantastique : les fameux pouvoirs de Thelma, aussi redoutables qu’elle est délicate. Avec, toutefois, une sobriété de bon aloi, certains effets spéciaux se glissent dans la progression scénaristique et l’orientent vers une quête libératoire d’autant plus éperdue. Joachim Trier assume plutôt volontiers l’ampleur mythique qui anime ce grand récit d’affrontement avec la religion, les parents, l’idéologie, les mensonges familiaux. Accompagnant ainsi cette quête, se profilent les ombres d’Orphée et d’Eurydice...
Le spectateur, quant à lui, est heureux qu’après son incursion nord-américaine, avec « Back Home » (2015), Joachim Trier ait tourné son regard en arrière vers sa terre natale et en ait retrouvé les lumières et l’atmosphère feutrée qui occasionnent, à la manière du feu sous la glace, les déchirements les plus violents. Pareil au géant Antée qui retrouve toute sa force au contact de son sol, Trier redevient, ici, un extraordinaire cinéaste des sens, parvenant excellemment à restituer les sensations auditives (sidérante scène du café dans «Oslo, 31 août ») ou tactiles, comme dans les nombreuses scènes où le toucher - humain, animal - tient une place prépondérante ; prouesse cinématographique, s’il en est...