Deux choses m’ont d’abord marquée, une fois ce film achevé. D’une part, cette démesure permanente qui nous emporte et se manifeste par une succession d’événements qui oscillent toujours entre tragique et burlesque. D’autre part, cet hymne à la liberté, touchant, liberté qu’elles ébauchent et apprennent à maîtriser en s’évadant de leur petit monde clos.
J’ai eu un peu de mal au début avec le style des années 90. Pardonnez-moi, mais enfin, j’étais un têtard à l’époque, et je n’ai pas vu ça de mes propres yeux ou bien je ne me souviens pas du peu que j’ai pu voir, hormis la vague image d’un pantalon vert pomme en velours que ma mère me faisait porter en maternelle, ce qui peut vous aider à comprendre mon rejet de la période. Bref, vous avez compris, au début c’était un peu difficile visuellement. Mais enfin dès l’ouverture, on baigne dans le cliché le plus total, tous les détails sont là, c’est l’american way of life, à prononcer avec l’accent américain de mon prof d’histoire dont l’agrégation date de l’époque des dinosaures et ne comportait sûrement pas d’oral d’anglais, american way of life disais-je, jusqu’à la moelle, c’est la classe moyenne supérieure qui vit sans grand éclat tout en essayant d’en imposer : en témoigne cette immonde voiture qui ressemble à une converse Cassegrain en rouge.
L’espace est fermé, verrouillé, Thelma est coincée dans sa cuisine (assonance en -é, poétique à souhait), et Louise n’est pas mieux dans son dinner qui suinte l’huile de friteuse. Leur univers ultra-conformiste menotte les deux femmes sans vraiment qu’elles en aient conscience, jusqu’à ce qu’elles décident, de façon presque anodine, de partir en weekend toutes les deux. Une première révolution, surtout pour Thelma. Là commence une désincarcération progressive hors de leur petit monde. Thelma s’échappe d’un mari tyrannique, l’archétype du bonhomme qui veut contrôler sa docile ménagère, toujours là pour lui tendre son café le matin et lui beurrer ses tartines. Louise, elle, veut s’éloigner, temporairement du moins, d’une relation qui semble tourner en rond.
Ainsi démarre leur revanche, de manière chaotique d’abord : l’arme à feu est, paradoxalement, l’outil de leur émancipation (violente) et de leur revanche. Instrument posé comme masculin par excellence, elles se l’approprient et se constituent presque en justicières (notamment avec cet immonde routier, mais je préfère éviter de trop spoiler, c’était tellement jouissif). Si l’on peut légitimement se questionner sur la place des armes, il demeure indéniable que c’est grâce à celles-ci qu’elles universalisent leur « révolte » et arrivent à se lancer dans une difficile conquête de la liberté, semée d’embûches (Brad Pitt, quelle embûche !) pour finalement installer un rapport d’inversion dans les hiérarchies communes. Le fait que Thelma reprenne la technique de JD pour braquer la station-service illustre bien cela, elles reprennent à leur compte la ruse pour se sortir du pétrin dans lequel ledit jeune homme les a plongées. Renversement totalement burlesque, elles font maintenant la loi et le film se démarque par un humour assez grinçant, cynique même, et d’autant plus jubilatoire.
Jolie revanche alors, de ces deux femmes qui défraient la chronique, je me rappelle cette exceptionnelle mine déconfite du mari de Thelma quand il apprend la situation de sa femme, situation inimaginable pour lui. Ridley Scott n’est pas tendre avec les hommes dans le film, ils sont tous ramenés à des types médiocres, misogynes et manipulateurs, profiteurs même. La situation assez géniale avec le policier qui les arrête sur la route pour excès de vitesse assène un coup terrible, en brandissant le revolver elles procèdent à une totale dévirilisation de l’homme qui, après avoir fait le beau avec ses lunettes de soleil et son badge bien brillant, se ratatine en bafouillant qu’il a une femme et des enfants. Le seul homme à sortir du lot est peut-être l’enquêteur Hal Slocombe, écœuré par la situation, figure d’un homme qui a perdu toutes ses illusions sur la société et se place, seul, en contrepoids de l’autorité qui n’arrive pas à négocier avec les deux femmes.
Mais cette revanche semble nécessairement vouée à une fin tragique. On pourrait leur reprocher un certain hybris, celui qui les mène inexorablement à leur perte. Après une cavale merveilleuse et une conquête triomphante d’une liberté inespérée, cette liberté semble se perdre, s’effacer, non seulement dans l’immensité de l’espace du Grand Canyon, mais aussi en elles : après avoir déchaîné le feu, elles finiront au fond du gouffre, dans une dernière tentative d’envol, définitivement tragique cette fois.
*L'inspiration du titre vient du camarade Thomasete, que je suis obligée de remercier pour ce coup de génie qui illumine ma crouxtique.