Pier Paolo PASOLINI et Ingmar BERGMAN ont ceci en commun dans ma cinéphilie, que je suis stupéfait et subjugué chaque fois que je découvre un de leurs films, mais je trouve leur cinéma particulièrement exigeant et que je rythme ces découvertes à un train de sénateur et que j'ai besoin de laisser passer du temps avant de me reconfronter à l'une de leurs œuvres.

Theoreme (1968) est ainsi le quatrième film de Pasolini que je découvre après Le Decameron (1970), OEdipe roi (1967) et Salo ou les 120 jours de Sodome (1975) qui m'ont tous passionnés. Théorème lui m'a impressionné et devient à ce jour mon Pasolini préféré.


C'est en premier lieu dans les paradoxes qui l'habitent que je trouve matière à réflexion. Le titre pour commencer qui renvoi à une notion mathématique qui se définit comme une vérité immuable, démontrée et prouvée quand le film au contraire n'est que doutes, réponses incertaines et théories en oppositions. Un autre paradoxe tient dans la nature de ce personnage mystérieux dont l'apparition tient d'une annonce messianique. Est-il un ange céleste ou un ange déchu ? Quoi qu'il soit en réalité, de nature divine ou pas, de bonté ou pas, il incarne la tentation mais au-delà il devient le grain de sable qui enraillera la machine si bien huilée d'une idée de représentation sociale qui ne peut plus sauver les apparences et dont les brèches jusqu'ici contenues se muent en failles menant à l'inévitable effondrement d'un monde ancien, d'un monde en profonde mutation.


S'ouvre dès lors, je pense un nouveau paradoxe, celui de l'intention de Pasolini, qui n'a eu de cesse dans ses écrits, ses poèmes ou ses films de dénoncer l'hypocrisie d'une Italie régie par une église puissante, peu encline à tolérer l'évolution des mœurs et s'appuyant sur une bourgeoisie qui elle aussi a peu d'envies de changements, mais qui elle aussi ne cesse d'exposer ses contradictions. Or si l'intention me parait évidente, le contexte social de l'Italie au moment de la sortie du film, dessine déjà des changements profonds dans le tissu social.


Les vaines tentatives menées par le Vatican pour faire interdire le film illustrant selon moi, un dernier soubresaut du clergé pour garder sa main mise sur la morale héritée de siècles de domination sans partages sur les idéaux du pays. Pasolini trouve ici la plus frontale et décisive opportunité de sortir de l'ombre et d'assumer entre autres une sexualité considérée comme déviante et pour laquelle il a été condamné, mais aussi d'affirmer ses positions politiques clairement progressistes, radicales et contraires à l'immobilisme confortable prôné par des élites en déclin et déliquescence. Et tant qu'à rester dans l'idée du paradoxe, le film a reçu à Venise le prix de l'office catholique du cinéma à l'unanimité par un jury composé de jeunes ecclésiastiques avides eux aussi d'un dogme moins rigoriste et plus en cohérence avec la société moderne.


Paradoxal toujours, le film, qui a pourtant vu des spectateurs prétendre y avoir vu des images pornographiques, il a été notamment question d'un gros plan sur le sexe de la fille de la famille, qui n'existe pas. Le film est à ce point de vue d'une chasteté rare. Une poitrine de femme, voilà l'unique représentation à l'écran d'une forme de sexualité directe, et ce plan ne doit pas durer plus de dix secondes. Néanmoins, c'est dans le hors champ, la suggestion, le symbolisme même, que le film est d'un érotisme absolu. C'est un dernier mouvement de caméra qui vient soustraire à notre regard l'acte qu'on nous promettait. C'est une ellipse qui nous fait comprendre la réalité d'une relation charnelle juste advenue. C'est ainsi une suite de gestes de mise en scène comparables à des préliminaires interrompus avant l'extase espérée, apportant au film toute sa sensualité, toute sa discrète pensée sexuelle.


Les réactions des différents protagonistes à l'annonce de la disparition aussi énigmatique que son apparition de ce jeune à la source des bouleversements qu'ils subissent sont eux aussi noyés de paradoxes.

Le père d'abord, industriel puissant, patron affirmé, se renie pour se départir de toutes ses possessions, tout ce qui portait les symboles de sa réussite matérielle et sacrifié au profit de sa nouvelle quête de rédemption, mais aussi au profit de ses ouvriers, sans doute l'aspect le plus politique et commun aux idées communistes de Pasolini et qui en filigrane annonce avec une certaine ironie, les années de plombs qui ensanglanteront l'Italie dans une dizaine d'années.

La mère, dont la conscience de sa sexualité brimée jusque là à la procréation servile, la conduira à tenter sans succès de renouer avec ce qu'elle a ressenti avec lui et ici le sujet de la prostitution masculine est abordé. Or si l'on en croit quelques spécialistes de Pasolini, en particulier Henri Chapier, son assassinat qui reste partiellement inexpliqué serait en partie dû au fait qu'il était sur le point de remettre un rapport au gouvernement à ce sujet dans l'optique de faire une loi, qui aurait porté un sévère coup au crime organisé qui gère ce marché.

La fille dont la peur par ignorance des hommes sera si drastiquement remise en cause, qu'elle ne le supportera pas et s'enfermera dans une catatonie somatique sévère, illustrant le paradoxe cette fois d'un trop plein d'évolution, comme si Pasolini voulait inciter tout à la fois le spectateur à accepter l'inévitable évolution tout en gardant une sorte de contrôle afin de mieux y faire face.

Le fils, lui cherche dans l'art une réponse à sa récente prise de conscience de son homosexualité qui devait toutefois être sous jacente, sortir du placard et ensuite l'assumer, deux étapes distinctes que Pasolini n'a eu de cesse de raconter dans son œuvre. Il y a enfin la bonne, dont on ne sait pas trop si elle aussi a cédé aux charmes vénéneux du mystérieux invité, mais qui devient une sorte de mystique portée par une foi inébranlable et pure dans la puissance de Dieu ou Diable, là c'est la profonde et indiscutable croyance qui habitait Pasolini, dont le seul combat fût contre le clergé et jamais contre la religion en soi qui me paraît être traitée.


En conclusion, ce film m'apparait comme celui où se dévoile le plus l'homme Pier Paolo Pasolini, lui plutôt adepte du secret et du moins disant à son sujet, semble avoir ici, dans un récit à clefs, énigmatique, dans une parabole surréaliste propice à toutes les interprétations dit clairement qui il était en mettant un peu de lui dans chaque personnage. Y compris dans cet archange à la nature indéfinie ? Sans doute.


J'ai récemment acquis Porcherie (1969) et je ne pense pas que cette fois je vais attendre très longtemps avant de revoir un Pasolini, ce qui contredit mon introduction mais nous sommes décidemment dans l'aire d'influence du paradoxe.

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