Avec Thérèse Raquin, Marcel Carné adapte librement un roman de Émile Zola. Cependant, il n'est pas en position de force, car il a dû accepter cette commande à la suite de l'échec de Juliette ou la Clé des songes, qui le laissera près de trois ans sans tourner. Point de tournage trop long, pas de folies dépensières ou de rallonges à prévoir, il va falloir faire avec les moyens du bord. Simone Signoret sort de l'échec de Casque d'Or, et Raf Vallone, présent pour cause de coproduction italienne, insiste pour jouer en français au lieu d'être doublé. Autant dire que le tournage n'est pas facile, mais surprise, de ce chaos en nait un film formidable, excellente modernisation du roman de Zola.
Thérèse Raquin est une mercière qui a été mariée très jeune à un ami d'enfance, Camille, et dont elle se rend compte qu'elle n'est pas heureuse. Sa vie est réglée comme du papier à musique, elle a une belle-mère, jouée par terrifiante Sylvie, qui lui mène la vie dure tout en couvant son fils, de sorte que ce dernier est montré comme un couard. Bref, elle étouffe, jusqu'à ce qu'elle rencontre un camionneur, joué par Raf Vallone, pour qui elle va éprouver une grande passion, qui va être découverte par son mari.
Comme je le disais, le film ne se passe pas à la fin du XIXe siècle comme le roman de Zola, mais à Lyon en 1953, d'ailleurs superbes plans de la ville, mais où l'amour passionnel y est intemporel. L'intrigue diffère légèrement car une fois le fameux meurtre accompli arrive un personnage crée pour le film, à savoir celui joué par Roland Lesaffre, qui dit avoir été témoin et fait un chantage au couple afin d'obtenir 500 000 francs.
D'ailleurs, il faut dire que ce dernier était (officieusement) le compagnon de Marcel Carné, dont il a tourné plusieurs films en sa compagnie. Mais il a une certaine présence de par son allure longiligne et sa voix doucereuse, ce qui en fait quelqu'un d'autant plus dangereux qu'il menace à tout moment d'aller tout dire à la police. tout le reste du casting est d'autant plus formidable que par exemple pour Raf Vallone, qui a un physique imposant, il n'est pas dans la caricature de la brute mais joue aussi dans la sensibilité. Quant à Simone Signoret, on voit très bien dans son personnage combien elle a été d'une certaine façon emprisonnée dans son rôle d'épouse modèle sans qu'elle ait son mot à dire, notamment toutes les réflexions de son mari, qui la considère plus comme sa chose. Car cet homme, joué par Jacques Duby, qui n'avait que quelques rôles à son actif, est sans doute la révélation du film ; il joue de manière admirable le mari veule, aux ordres de sa maman, et pour qui la seule puissance qu'il détient est le fait qu'il soit un homme, donc qu'il a la loi pour lui dans le contexte de l'époque. Car quand il apprend la liaison de Signoret avec Vallone, il n'est pas offusqué qu'elle le trompe, mais que ce soit avec un camionneur, d'où le qu'en dira-t-on.
Alors effectivement, Marcel Carné n'a pas pour lui des moyens démesurés, d'où la délocalisation du tournage sur Lyon, mais ça se passe en partie en extérieurs, parfois dans des décors exiguës comme la rame d'un train où va se dérouler le drame. Et il se sort de tout avec une maestria retrouvée. D'ailleurs, le film sera à nouveau un succès pour lui, et c'est mérité ; quel modèle d'adaptation !