Thunder Fraud
Le loser est une aubaine pour le comédien : il suppose une prise de risque, une acuité psychologique d’une grande finesse, et, finalement, un double jeu. Jouer le héros digne d’admiration est à la...
le 13 févr. 2019
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L’histoire du cinéma américain est faite de renvois constants à des périodes antérieures pour continuer à créer de nouvelles formes de narration, de nouvelles formes d’expression artistique qui s’inscrivent dans la modernité de leur période et ciblent les problèmes sociaux et économiques du moment. Par exemple, le cinéma postmoderniste de Brian De Palma et Quentin Tarantino référencé au cinéma des années 60 et 70, le nouvel Hollywood en réaction au cinéma des années cinquante après la Guerre du Viêtnam, et aujourd’hui un cinéma qui s’inspire fortement de la période d’après-guerre. Il vient directement à l’esprit la relation entre le cinéma de Damien Chazelle et celui de Vicente Minnelli. Mais est encore plus complexe et fascinante est la relation entre la « seconde » comédie hollywoodienne et le cinéma de Jim Cummings, nouveau réalisateur habitué des Festivals, mais non des studios hollywoodiens. Son dernier film, Thunder Road, vainqueur au dernier Festival du Film de Deauville, de Milan et au SXSW Film Festival, est une métonymie dense de cette nouvelle génération de cinéastes qui regardent derrière eux pour aller de l’avant. Il serait pertinent, à la naissance de cette génération de comédies américaines complexes et introspectives de sa propre histoire cinématographique, de s’interroger à propos de la portée, de l’influence poïétique de la « seconde » comédie hollywoodienne sur le Thunder Road de Jim Cummings et les raisons pour laquelle ce film n’aurait pas eu lieu sans cette période hollywoodienne.
Cette métonymie d’une génération émergente se traduit en plusieurs points spécifiques et fondamentaux dans Thunder Road qui représentent l’entièreté de cet essai. Dans un premier temps, l’héritage clair des thèmes et structures scénaristiques du comique américain des années d’après-guerre, mais également les liens concernant la mise en scène et la manière de se mettre en scène pour Jim Cummings, acteur, réalisateur, scénariste et producteur de son film. Enfin, l’ouverture vers une « troisième » comédie hollywoodienne avec ce film, ce qu’elle représente, son esthétique et comparable à un calque du processus d’engagement social de la « seconde » comédie hollywoodienne.
1/ HERITAGE DU TRAITEMENT SCÉNARISTIQUE COMIQUE AMÉRICAIN
Le cinéma de la « seconde » comédie est un courant cinématographique avec des délimitations et des intérêts très clair. Ce n’est pas le cinéma américain des années 2000, qui semblait sans limite, tant dans son esthétique, que dans son engagement, ses intérêts et partis-pris. La seconde comédie est faite, en partie, de mélanges. Un des premiers mélanges, et l’un des plus savoureux à théoriser est le mélange entre la diégèse et l’extra-diégèse ; une source d’inspiration récurrente qui donnera lieu à plusieurs des films les plus notoires de ce style. Manhattan (W. Allen, 1979), Paris When It Sizzles (R. Quine, 1964), The Ladies Man (J. Lewis, 1961), The Girl Can’t Help It (F. Tashlin, 1956), sont certains des exemples les plus connotatif de ce mélange. Plus que de simplement « briser le quatrième mur » : une expression qui fait prendre conscience au spectateur que ce qu’il regarde est un film et le distancie d’un plongeon dans la diégèse, le mélange des diégèses rend ce « quatrième mur » translucide et laisse le spectateur dans un état d’incertitude concernant la continuité de la diégèse, par des discussions caméras, des regards caméras, dévoiler les dispositifs de décors, de production ou de montage, sans jamais préciser explicitement, dans la plupart des cas, si cette façon de dévoiler les dispositifs diégétiques fait partie même de la diégèse. Vient à l’esprit notamment Jerry Lewis dans The Errand Boy (1961), ou encore The Bellboy (1960), et les interactions entre Jerry Lewis, la star, et le personnage que Jerry Lewis joue dans les films. Jerry Lewis fait partie de la diégèse, il joue son propre rôle certes, mais en aucun cas cela brise la continuité et le quatrième mur. La « seconde » comédie joue sur le factice et le fabriqué, mais c’est un fabriqué assumé dans la diégèse qui questionne l’étendue et la flexibilité de cette dernière, sans jamais la briser (utilisant d’ailleurs parfois le dispositif du rêve comme origine de cette flexibilité).
Cummings semble comprendre et se servir de chaque nuance et spécificité de ce mélange diégétique dans certaines scènes phares de Thunder Road ; Plusieurs scènes, à différents moments, ont la nature de monologues ayant un impact sur l’opacité de la diégèse. Ces moments sont reconnaissables tant techniquement que thématiquement. Plus encore, ces scènes et leur cinématographie sont un miroir déformant de ce qu’avaient inventé Frank Tashlin et Woody Allen à leur époque. Prenez l’ouverture d’Annie Hall de Woody Allen ou celle de The Girl Can’t Help It de Frank Tashlin. Dans le premier cas, le film s’ouvre sur Woody Allen lui-même, en plan fixe, un peu plus large que le gros plan générique avec un fond uni derrière lui. Regard caméra, son monologue est fait de deux plaisanteries avant de couper après deux minutes de plan-séquence. L’acteur fait tout, il définit son cinéma et souligne l’un des sujets de son film, les enjeux d’une société qui devient « psychocentrique » et de l’impact de cette transformation sur ses relations avec les femmes. Dans le second cas, Tom Ewell, face caméra, en plan fixe, est debout sur scène et présente le film que nous allons voir en jouant sur la technique et cette opacité de la diégèse en élargissant le format et en colorant la pellicule. Dans les deux cas, un personnage se présente face caméra et présente, que ce soit lui-même, le sujet social de son film ou le film lui-même et ses possibilités techniques. De ce point de vue, dans Thunder Road, Cummings va se rapprocher beaucoup plus d’Allen que de Tashlin. Non seulement par la verbalité de son écriture, mais également par ses libertés d’acteur-réalisateur, et l’importance du plan-séquence. La scène d’ouverture de Thunder Road est un monologue de dix minutes, Jim (Jim Cummings) est devant une assemblée de personnes venue assister aux funérailles de sa mère. Durant dix minutes, Jim est en représentation, de lui-même en tant qu’acteur, en tant que réalisateur engagé, et en tant que personnage dans une sorte de monologue synthétisant toutes ces personnalités. Comme pour Allen et Tashlin, Cummings joue avec la diégèse, avec l’opacité de son univers. Ce genre de monologue va d’ailleurs très souvent être introduit sous la forme d’une représentation théâtrale ou alliant un spectateur diégétique. Et dans ces scènes, le spectateur diégétique est intimement allié au spectateur extérieur qui regarde le film. À travers cette possibilité des mélanges, Cummings va introduire son discours social sur l’Amérique aujourd’hui, et sa cinématographie avec un long plan-séquence basé sur un travelling avant dont le mouvement est presque invisible. Ce jeu avec le spectateur sur son appartenance indéfinie à la narration va également permettre à Cummings de mélanger les genres et de continuer dans l’incertitude.
Thunder Road a été à plusieurs reprises vendu et analysé comme un film « à crever de rire et à briser le cœur ». Chacun s’accorde donc sur la présence d’un mélange des genres. Mais il est possible de faire des mélanges de genre opposés sans forcément avoir le lien intrinsèque que possède Cummings avec la « seconde » comédie américaine. Cet alliage entre comédie et drame dans Thunder Road serait inconcevable l’un sans l’autre, car la part comique de Cummings est formée du drame qu’il forme d’autre part. Il est intéressant d’ailleurs de noter que le film commence sur l’aspect comique de la représentation clownesque, et finit sur Cummings spectateur d’une représentation dramatique, comme un regard metafilmique sur sa propre représentation cinématographique durant les quatre-vingt-dix minutes du film. Par cet équilibre constant, le spectateur est placé dans l’incertitude de rire au malheur de Jim ou pleurer quand il essaie d’être drôle, et vice-versa. Durant les années de la « seconde » comédie, règne un maître parmi les maîtres de cet alliage dramatico-comique, qui est sans conteste à l’origine directement ou indirectement du style de comédie que Cummings porte à l’écran, l’inévitable Howard Hawks. Nombreux sont les films de Hawks jouant sur l’incertitude d’une comédie dramatique, ou étant des études de personnages (« character study ») complexes comme l’est Thunder Road. Jacques Rivette, dans son essai sur le génie d’Howard Hawks, avait théorisé les mêmes aspirations et cette même compréhension de l’alliage d’une narration comique et dramatique. Il parlera de « fusion des genres de la comédie et du drame, qui s’allient et s’affûtent réciproquement. ». Mais plus encore, Rivette avait dégagé « Une provoquante incertitude qui en accroissent les pouvoirs ». Une caractéristique fondamentale également du cinéma de Cummings, dont la scène d’ouverture pourrait en être la définition : des funérailles où un officier de police danse sur une chanson qu’il n’arrive pas à lancer. Existe également un autre terrain d’entente entre Hawks et Cummings, qui naît de cette fusion des genres. En effet, beaucoup de place donnée à l’enfance, comme dans le cinéma de la seconde comédie. Jim est encore un enfant dans un corps d’homme. L’exemple de Monkey Business (1952) suffit à peindre l’acharnement de Hawks pour les thèmes de l’enfance ; Rivette en parlera en ces termes « La plus néfaste des illusions contre laquelle Hawks s’acharne avec un peu de cruauté : l’adolescence, l’enfance (...) états barbares dont nous sauve l’éducation », ce qui est précisément le sujet de Thunder Road. Un enfant piégé dans un corps d’homme qui est forcé de grandir par l’apprentissage.
2/ METTRE EN SCÈNE, SE METTRE EN SCÈNE
La façon de mettre en scène est évidemment une obsession éternelle du réalisateur. Quand le créateur en vient à se diriger lui-même, ce n’est plus qu’une obsession de mettre en scène, mais aussi celle de se mettre en scène. En tant qu’acteur/créateur, Cummings n’a aucune limite, seules celles qu’il se fixe ; deviennent alors étonnants les parallèles possibles entre plusieurs acteurs/réalisateurs de la période de la seconde comédie et la mise en scène de Cummings.
La première chose est, chronologiquement celle qui apparaît en tant que telle également. Cummings démarre son film directement. Un plan de Jim qui essaie de mettre en marche la cassette de la chanson Thunder Road dans la chaîne de sa fille, une façon possible d’exprimer qu’il ne rentre pas dans les codes, qu’il ne sera pas conforme aux comédies formatées d’Hollywood. Après ce plan, le plan-séquence qui entre dans le vif du sujet, pas de métaphore, l’entièreté du film réside dans ces dix minutes de monologue et va être le point de départ de la route orageuse (peut-être une deuxième signification au titre) que va emprunter Jim. Un nouveau sujet de rapprochement formel avec Hawks. Jacques Rivette exprimera l’inutilité et surtout l’inexistence d’une métaphore d’ouverture dans les films de Howard Hawks : « Nul préliminaire, nul artifice d’exposition ». Le rapprochement avec Woody Allen est également encore plus étroit après s’être tourné vers l’exposition, à nouveau, d’Annie Hall. Comme pour Hawks et Cummings, Allen ouvre son film sans artifice, dans la simplicité la plus totale, un homme seul, dans un décor vide et uni parle face caméra, il entre directement dans le sujet de sa rupture avec Annie. Compte tenu de ce qui précède, il est clair que les liens formels entre deux artistes forts de la seconde comédie et Cummings sont profonds et influencent chaque atome de Thunder Road.
S’en suit, qui apparaît dès l’exposition du film, mais persiste durant la totalité du récit, la foi que le réalisateur place dans le temps continu. Thunder Road évolue dans sa diégèse grâce à sa règle de continuité. D’un point de vue technique, cela va se traduire par très peu de coupes, nombreuses sont les scènes assez longues faites de peu de coupes : le plan-séquence d’exposition évidemment, les autres scènes de monologues, ou même sur les scènes avec un rythme plus soutenues, utilisant énormément la caméra à l’épaule qui rend la temporalité du film réaliste, point sur lequel la « seconde » comédie s’accordait très souvent, un temps continu réaliste que reprend Cummings. Cet acharnement envers la continuité dans son récit va laisser l’espace, et les nombreux décors qui tapissent le film et s’enchaînent, assurer les fonctions dramatiques, donnant une liberté narrative importante aux comédiens. Une structure dramatique que Rivette avait déjà noté pour le cinéma de Hawks : « toujours l’espace exprime le drame ; les variations du décor modèlent la continuité du temps. Les pas du héros tracent les figures de son destin. ». Ce temps continu constitue alors terrain d’expérimentation pour Cummings en tant que comédien. Cette structure de la temporalité permet d’insuffler beaucoup de place à l’improvisation et le jeu de l’acteur de Jim Cummings, en délaissant un découpage minutieux de ses scènes.
Le jeu d’acteur est au cœur du traitement formel de Thunder Road. La structure de continuité et la mise en scène sont au service de l’obsession américaine du « method acting ». Un des plus fameux et influents acteurs/réalisateurs de la seconde comédie reste Jerry Lewis. Une liberté artistique et une liberté de jeu définissent la créativité de Jerry Lewis, qui n’est pas lointaine de celle de Cummings. Comme pour Jerry Lewis, Jim Cummings a la possibilité de faire un film avant de se faire connaître à Hollywood, il réalise alors Thunder Road. Les parcours ont donc l’air semblable en ce point. On ne peut savoir de ce que sera faite la carrière de Jim Cummings dans le futur, mais leurs entrées dans le paysage cinématographique américain semblent parallèles. Autre point commun, l’excessivité du jeu des deux acteurs/réalisateurs. Jerry Lewis grimace en gros plan, Cummings tire les traits de son visage pour essayer, de façon grotesque, de faire coïncider ce qu’il ressent et ce à quoi il ressemble.
La seconde comédie se démarque, à travers l’étude qu’en fait Marc Cerisuelo , comme une cartoonisation du jeu d’acteur. Une plastique et un mode expressif proche du dessin animé. Il était considéré que Jerry Lewis pouvait tout se permettre, que sa performance était libre de toute contrainte. La vulgarité était assumée, la satire/critique également. On retrouve cette liberté dans Thunder Road. La vulgarité n’est qu’un symptôme de la vérité qui émane du personnage de Jim. À plusieurs reprises, le spectateur est témoin d’une mise à nu de Jim. Il est vulgaire, mais honnête et innocent dans sa façon de le délivrer, ce qui en décuple non pas seulement la portée, mais également la liberté de dire exactement ce qu’il veut dire et d’agir exactement comme il le souhaite. Nous sommes loin d’un jeu d’acteur naturaliste où les émotions sont cachées. À de très rares moments où même peut-être à aucun moment du film, nous ne connaissons pas l’état dans lequel Jim se trouve intérieurement, tant il l’exprime de l’extérieur. Pour cette foi en une certaine surexpression, Jerry Lewis et Jim Cummings se rapproche. Mais ce n’est pas gratuit, c’est toujours pour chercher à capter l’émotion du spectateur, qu’elle soit comique ou tragique.
Enfin, dernier point commun qu’il serait possible de souligner entre les deux cinéastes, une certaine constance d’être dominé par les femmes. Chez Lewis, cette domination va être névrotique, presque traumatique, quand pour Cummings, elle va l’abaisser et le réduire encore plus à son impression d’être un enfant. Il se laisse dominer par sa fille qui veut devenir une femme et avec qui il ne sait pas comment agir. Dominé également par son avocate qui lui dit quoi faire et ne pas quoi faire, ou encore dominé par sa mère, que l’on ressent par les répliques impliquant ce personnage.
Dans les répliques et la façon de jouer de Cummings, on retrouve cette idée de négation du récit. Cela est visible durant la première scène du film quand Jim déclare son monologue et perd le fil de son sujet pour en changer, et donner un avis personnel sur une amie d’enfance, ou qu’il souffre de dyslexie. La seule idée de danser à un enterrement montre une immaturité émotionnelle qui n’est pas sans rappeler Jerry Lewis, ou les « rêveurs idiots », encore en train de grandir, étudiés de nouveau par Marc Cerisuelo.
3/ UNE NOUVELLE COMÉDIE AMÉRICAINE ?
Dans l’histoire de l’art, nombreux sont les exemples d’artistes imitant l’art des maîtres d’une époque les précédant afin de sculpter leur propre art et donner naissance à nouvelle qualité artistique à travers la fusion de l’artiste et l’imitation de son « maître ». Picasso imitant les maîtres de la renaissance et du romantisme, ce qui donnera le cubisme, Brian De Palma qui mime Alfred Hitchcock, ce qui donnera le post-modernisme. Ce n’est pas un phénomène d’époque, d’expression artistique ou de liberté démographique, seulement la manifestation d’un renouveau nécessaire par l’inventivité et la créativité d’un artiste, ou d’un groupe d’artistes.
Ce qui nous amène à Jim Cummings. Dans le contexte et le paysage cinématographique américain d’aujourd’hui, la comédie est sans aucun doute le style et le genre de film le plus formaté qui existe, ce formatage gangrène d’ailleurs la comédie des autres pays. Il n’est donc pas invraisemblable que certains réalisateurs souhaitent se détacher de ces films formatés pour faire évoluer les choses. Cummings essaie d’éviter ces formatages de la comédie et de « ce qui marche » à des Festivals comme Sundance, afin de créer une toute nouvelle qualité : une nouvelle génération de comédie américaine. La mutation qui s’annonce pour la comédie est comparable à celle de l’Art Académique et de l’apparition des impressionnistes, dans le sens où le formatage qui était devenu une règle de création n’est pas accepté par certains jeunes artistes persuadés que l’avenir de leur art se trouve autre part, et ainsi le poursuivant, l’avenir devient alors cet art auquel ils avaient donné naissance. La « seconde » comédie rencontra le même problème avec l’état de censure qui fut répressif durant de nombreuses années sur le cinéma américain. Les réalisateurs de la seconde comédie, comme les impressionnistes, ont donc contourné les règles du formatage du code de censure afin que des personnes comme Wilder, Lubitsch ou Sturges, réalisateurs attaqués par la censure, puissent continuer de révolutionner l’art de la comédie. Jim Cummings rencontra énormément de société de production pour Thunder Road, mais jamais ses règles et ses conditions n’étaient celles des sociétés. Il finit donc par faire son film de lui-même. Si le parallèle est exact, Cummings en est aux balbutiements d’un nouveau genre, d’une « troisième » comédie hollywoodienne. Aux balbutiements, car même si Cummings souhaite s’affranchir de ces formatages, il est toujours assez difficile d’y échapper pour avoir une audience. Ce qui explique certaines critiques reprochant à Thunder Road de ne pas s’affranchir de l’institution des « films indépendants aux grands cœurs » de Sundance. Malgré ça, l’impression que laissent Thunder Road et Jim Cummings, par extension, est celle d’une maîtrise des aspirations et de l’objectif de la « seconde » comédie hollywoodienne : la comédie est le genre le plus proche de la réalité sociale de son époque. La comédie est par définition libre et représentative, la formater ou la censurer serait donc fabriquer la réalité. Cummings donne l’impression d’avoir profondément saisi cette leçon de la « seconde » comédie ; ce qui donne Thunder Road.
Nous sommes à la naissance fragile d’une nouvelle comédie américaine. Le contexte dans lequel elle entre est donc clair. Ce qui, en conséquence, définit la nature de cette « troisième » comédie. Maintenant, l’intérêt serait donc de savoir comment cette nature se manifeste sur la pellicule. Beaucoup de choses ont été dites à propos de la plasticité de Thunder Road afin d’appuyer différents points précédents de cet essai. Ces points représentent une définition formelle, technique, de ce qu’est cette nouvelle comédie. Prenons en exemple les deux scènes phares de Thunder Road, la première scène et la scène climax, celle de la confrontation entre Jim et ses collègues policiers.
Les deux extraits font respectivement dix et six minutes. La forme de la « troisième » comédie va commencer par une entrée rapide dans le développement scénique. Ce n’est pas la forme typique d’une scène avec entrée, développement et fin. L’entrée, dans les deux cas, consiste en quelques secondes avant d’être dans le développement scénique par la frustration : frustration de ne pas pouvoir faire entrer la cassette de Thunder Road dans la chaîne de sa fille pour le premier cas, et frustration mélangée de se garer dans un poteau et d’avoir perdu le procès de divorce. Après ces quelques plans, le même schéma est reconnaissable. Un plan-séquence démarrant en plan pied s’approche lentement du personnage de Jim, qui s’exprime par un monologue devant une audience, qu’il s’agisse des membres présents aux funérailles ou de ses collègues policiers. La lenteur du travelling avant qui se rapproche de Jim a pour conséquence la sensation que le cadre le piège de plus en plus. Une synthèse du parti-pris social que développe Cummings à propos de l’Américain blanc texan et sa frustration, encore plus explicite quand il sort son arme durant le second passage. Les scènes se poursuivent et se finissent alors sur un même plan, recadrant Jim à certains moments où il est en mouvement (recadrage causé par la caméra qui se rapproche). Ces longs plans et une mise en scène simple permettent à Jim une expressivité et une liberté de souligner son thème de l’excès, trait fort du personnage de Jim. Les expressions du comédien de la « troisième » comédie vont donc être excessives, et faites de beaucoup d’improvisation, continuant l’héritage de Jerry Lewis et Jim Carrey. La mise en scène est donc simple mais intelligente pour sublimer l’acteur/réalisateur à travers un temps continu, lui rappelant le théâtre et Broadway (influence forte de la « seconde » comédie). La force scénaristique de cette nouvelle comédie ne va pas résider dans la structure classique des scènes, mais dans la qualité globale du mélange entre drame et comédie. Dans les deux extraits, les sujets sont lourds (mort, divorce, perte de la garde d’un enfant, perte d’un travail), et sont traités comme tel, mais dans un ton flirtant avec le comique qui vient se manifester dans la forme de l’excès : Jim qui sort son arme, la façon dont il perd le fil de son monologue pour le peupler d’anecdotes qui ne font que nourrir son excès, il se déshabille quand il quitte la police, la danse expressive qu’il a préparé pour sa mère, le trou dans ses sous-vêtements quand il se retourne pour quitter le commissariat. Tant de points qui démontrent l’utilisation de l’excès et de l’inattendu comme vecteur du comique venant percer la bulle dramatique. Enfin, l’intérêt du discours social « interdiégétique » (qui influe sur la diégèse et sur le spectateur), repris de la seconde comédie hollywoodienne, sera un dispositif important des nouvelles comédies.
En effet, malgré le soin de chaque scène qui en fait sa marque de fabrique, la macrostructure totale du film reste toute aussi importante. Les échos fait entre les tons de la première scène et la dernière, l’évolution de son rapport aux femmes, sa croissance en tant que père, sont autant d’arcs visibles sur un plan plus large, celui de la totalité du film. Il existe donc plusieurs structures de lecture, aussi nécessaire les unes que les autres. La structure séquentielle concernant les séquences indépendamment de la globalité filmique, la macrostructure développée par le réalisateur à travers tout son récit, et toujours plus large, une structure qui englobe le film et permet de le placer dans un décor identifiable par le spectateur, faisant écho à ce qu’il perçoit dans sa propre structure de la réalité.
Ce mimétisme de la structure de la réalité est ce que la « seconde comédie » plaçait sous le signe de la dénonciation sociale. Beaucoup de sujets de la « seconde » comédie hollywoodienne partaient de positions sociales variées. Pour Wilder, la frustration et l’obsession sexuelle de l’Américain des années 50, pour Edwards, les vices d’Hollywood (notamment pour The Party), pour Lewis, l’enfance et le rapport aux femmes. Cummings suit cet héritage de la « seconde » comédie à travers son époque. Aujourd’hui, les Etats-Unis sont enracinés dans une crise entre sa population rurale et urbaine. Une crise non-seulement financière, mais aussi sanitaire, politique et religieuse. Cummings absorbe cette crise et en fait le sujet de la structure mimétique de Thunder Road. La mère de Crystal (la fille de Jim) est une addicte, le système judiciaire des divorces qui est injuste envers Jim, le comportement de Jim dans l’église ainsi que le fait qu’il mentionne que sa mère n’était pas croyante soulignent une perte de foi en l’église et ce qu’elle représente aujourd’hui pour certaines parties des Etats-Unis. De plus, on retrouve une certaine frustration qui n’est pas étrangère aux sujets de Wilder. Déjà mentionné plus haut, la frustration de la police américaine, avec le geste de Jim qui sort son arme sans même s’en rendre compte. C’est un tableau de la situation des forces de l’ordre américaines faisant face au stress, mais aussi comment cette frustration se déclare. Un blog américain «AV Film», mieux placé pour traiter de ce sujet, explique : « Si oui ou non, Thunder Road en lui-même possède un message fort est un débat ouvert, même si la façon dont Jimmy dégaine son revolver durant une scène clé suggère que Cummings a ses opinions à propos de l’état et des réactions de la police américaine ». Variety décrit également l’origine de Thunder Road : « C’est l’une des premières fictions qui fait de son sujet la crise du cœur de l’Amérique – l’écrasement des espoirs qui a émergé d’une chute boursière, des addictions à la drogue et la perte de foi sous-jacente. Dans Thunder Road, Cummings créé un personnage indélébile qui est emmêlé dans ce désastre. ». Commun à la « seconde » comédie hollywoodienne est donc l’intérêt pour la lutte des classes chez Cummings. Une autre lutte est également présente de façon sous-jacente, celle de la bataille des genres.
C’est un ou peut-être même le sujet phare de la « seconde » comédie : les relations conflictuelles entre hommes et femmes. Il n’y a qu’à citer Manhatthan (Allen, 1979), I Was A Male War Bride (Hawks, 1961), Some Like It Hot (Wilder, 1955). Cummings, à nouveau n’y échappe pas : la lutte entre Jim et son ex-femme pour la garde de Crystal en est une, mais la plus nette est celle de Crystal et Jim. Crystal voulant s’assumer en tant que femme, alors qu’elle n’est encore qu’une enfant, ce que Jim n’arrive pas à comprendre. Les mœurs ont évidemment évolué, mais ce conflit est toujours présent, sous la forme que lui donne Cummings. La pérennité de la structure sociale de Thunder Road est assurée durant une scène spécifique du film. Jim rend visite au professeur de Crystal (Macon Blair, bien connu des films de Sundance). Il lui explique que Crystal est une enfant posant des problèmes et en recherche d’attention. Cette déclaration sonne comme un avertissement à l’encontre de ce que Jim a essayé de créer et qui commence à s’écrouler autour de lui : un monde où tout va bien. C’est une scène parfaite pour exprimer les inquiétudes et les frustrations des Américains quant à leur place dans la société et le traitement qu’ils reçoivent par des figures d’autorités quand ils essaient de créer un monde où tout va bien autour d’eux. Il l’aborde par l’écriture avec cette relation à sa fille, Crystal, mais également par le jeu, la frustration qui se traduit à nouveau par le comportement excessif de Jim, la façon dont il traite le bureau d’enfant dans lequel il s’est assis et la réaction du professeur face à comportement – dénonciateur fort du système éducatif américain aujourd’hui également.
En quelques mots, il est important de se demander si cette possible nouvelle comédie grandira à Hollywood, étant donné que Cummings n’aura pas compté sur les productions hollywoodiennes pour Thunder Road, après une soixantaine de rendez-vous avec ces dernières, sans jamais un résultat favorable pour le jeune réalisateur. Elle se développera peut-être dans les Festivals où Cummings semblent rayonner, avec l’espoir que ce film aura changé les aprioris planant sur le Festival où tout a commencé : Sundance et ses « films indépendants au grand cœur ».
Thunder Road possède cette aura et cette intelligente de pouvoir être un film matrice pour une nouvelle génération de comédie américaine. En prenant compte du mouvement de la « seconde » comédie, Jim Cummings réussit à sculpter un film partageant la même aspiration qu’avait Howard Hawks, Billy Wilder, Frank Tashlin et tant d’autres : celle d’une liberté de s’inspirer du passé pour créer des formes d’expression cinématographiques inédites et structurellement polyvalentes. Ce qu’il faut retenir est que cette génération naissante de comédie américaine est basée sur la réalité, dans sa forme comme dans son propos. Une réalité portée à l’excès qui en décuple les émotions ressenties, une comédie qui nous touche profondément, ou un drame qui nous fait rire aux éclats, une comédie et un drame complexes, conscients de leur passé et essayant de se rapprocher au plus près du monde réel par les dispositifs du cinéma américain. Une leçon que Cummings aura pu apprendre de la « seconde » comédie hollywoodienne.
Victor GALMARD
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le 15 août 2019
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