Abderrahmane : la voix du silence
Avec Timbuktu, Abderrahmane Sissako affirme ceci : les premières victimes de l’extrémisme et de la déviance islamique sont les musulmans. Les musulmans de la ville de Timbuktu comme les musulmans du monde entier actuellement montrés du doigt, cette grande majorité silencieuse que le Mass Media français qualifie de « modérée » terme que je n'emploie pas soit dit en passant car cela sous-entend que cette majorité là pioche dans les versets du Coran ce qui lui semble praticable et fait l'impasse sur ce qui ne l'est pas, ce qui par extension sous-entend que le Coran est néfaste si on le suit à la lettre. Or ce n'est pas la réalité, cette grande majorité a seulement l'intelligence de ne pas décontextualisé des propos ni d'en inventer des nouveaux. Je ferme la parenthèse sur ce point qui a tendance à m'irriter. Une majorité qui voit de plus en plus son image et sa religion associées au djihadisme, ce qui en soit est naturel puisque ces derniers s'autoproclament continuellement « soldats d'Allah » et mènent des guerres au nom de ce même Dieu. Mais là encore, les médias et les journalistes (on pourrait inclure dans la liste quelques hommes politiques et intellectuels) qui devraient, en rangs serrés, apaiser les esprits en tenant des discours nuancés pour éviter tout amalgame, continuent pour la plupart leur promotion de la minorité déviante… Attisant la haine et faisant paradoxalement monter d'autres extrêmes. Heureusement qu'il existe encore le cinéma comme moyen d'expression, messager de la vérité, et des cinéastes talentueux comme Abderrahmane qui ironiquement se traduit par serviteur du Miséricordieux, pour porter au plus haut et le plus juste possible la parole des silencieux.
Le silence nous le retrouvons dès les premières images avec cette gazelle cavalant à la lisière des dunes sous les tirs des djihadistes qui volontairement visent de part et d'autre de la cible, l'objectif étant de la laisser courir jusqu’à épuisement. L'image est forte et la métaphore formelle, la gazelle est le peuple, un peuple constamment sous pression et à bout de souffle, conscient de l'immensité qui les entoure mais impuissant, prisonnier du désert. En effet, Le monde dans lequel nous plonge le réalisateur est une sorte de Janus désertique, à la fois ouvert à l'infini et soumis à une logique quasi-carcérale, les maisons en banco qui furent aménagées dans un esprit de contiguïté, si proches l'une de l'autre et si chaleureuses, les charmants petits couloirs enchevêtrés aboutissant un peu partout, tout cet ensemble formant l'unité et la communion est transformé en un lieu de captivité. Les matons sont pour la plupart armés de Kalachnikov, ils forment quotidiennement des rondes et répètent à l'aide d'un mégaphone des consignes leitmotivs pseudo-coraniques, censées remettre ces pauvres mécréants - qui rappelons-le sont musulmans - dans le droit chemin... Les djihadistes, venus d'ailleurs (Maghreb, Mali et France pour la plupart, seules les langues nous le laisse deviner, Sissako n'est pas explicite là-dessus) épient les villageois de la même façon qu'un monomaniaque, ils patrouillent sans trêves, se référant toujours à la charia (quelque peu déformée à leur avantage) et remarquent ici et là des pantalons pas assez retroussés, des mains dégantées et d'autres immondices inacceptables. La violence des sanctions infligées aux pécheurs reste cela dit rarement montrée, le réalisateur préférant poétiser la narration filmique et l'étendre dans le silence de la souffrance plutôt que de la dramatiser avec la brutalité de l'explicite, à l'image de la première scène avec la gazelle.
J'aimerais revenir brièvement sur la charia, la variation de ses interprétations et sur son utilisation par les djihadistes dans le film. Le terme charia est plurivoque, certains personnes ou bien certains pays, comme l'Arabie Saoudite, en font une lecture littérale. D'autres préfèrent l'interpréter comme une vision des finalités. L'Europe aussi a connu ce débat : fallait-il inclure dans la Constitution européenne le référent religieux, les origines chrétiennes de l'Europe ? Certains, au nom de la laïcité, s'y refusaient ; d'autres voyaient là une source d'inspiration. Dans le monde musulman, on retrouve aujourd'hui le même débat. Certains conçoivent la charia comme un code strictement normatif et divin. D'autres, notamment quelques intellectuels émergents, pensent que la charia est un cheminement, une construction humaine qui nous donne des orientations éthiques. Dans le film, nous avons droit a une charia carrément remaniée, qui n'est malheureusement pas que fictive, l'interdiction de regarder ou de pratiquer le football n'a jamais été mentionné dans la loi islamique, il en est de même pour le pantalon retroussé ou l'obligation du port des gants et des chaussettes chez les femmes. Leur démarche oppressante et destructrice est d'autant plus ridicule lorsque nous savons que le djihad dans sa signification originelle est avant tout Al Djihâd an-Nafs, un travail spirituel sur soi passant par le perfectionnement de son être, visant à l'émanation d'une aura positive et bien évidemment, se rapprocher de Dieu. De ce djihad-là le très sage et patient imam du village, ou la voix de Sissako, en parle lors d'un entretien avec plusieurs membres de la milice. Même si cela est vain, il aurait pu ajouter à son discours que le djihad par les armes et le combat ne peut porter ce nom que si il y a invasion violente du territoire par l'ennemi, il est donc question de défense et non d'une propagation extrême et forcée de la science islamique. De tous les villageois seule l'abracadabrante et fière Zabou semble leur échapper, une sorte de marabout fissuré de l'intérieur qui à l'inverse du diktat djihadiste, laisse glisser derrière elle une longue traîne noire, symbole de puissance et d'orgueil.
Malgré les discours de l'imam, les déchirantes paroles testamentaires des victimes et la violence des châtiments, rien n'y fait, les sentences des bourreaux restent inébranlables alors qu'ils sont montrés comme des personnes fragiles voire humaines par moment... C'est sur ce point précis que le parti pris du réalisateur peut agacer ou choquer, en effet celui-ci fait le choix de les dédiaboliser en ironisant sur leurs propres contradictions et les renvoyant ainsi dans leur bêtise et leur ignorance, à l'exemple d'Abdelkrim ce chef djihadiste qui se cache pour fumer ou qui comme un adolescent maladroit courtise une femme mariée. Les mêmes personnes qui proscrivent le football débattent en groupe du parcours de l'équipe de France lors de la coupe du monde 1998 tout en placant quelques vannes ici et là. Il y a beaucoup de portraits satiriques grinçants tant sur le djihad que sur l'Europe, et aussi des moments de grâce absolue, or je suis tout de même déçue par l'inconstance et l'aspect décousu de la narration. Quelques longueurs viennent désintensifier le conte et je reprocherais aussi le manque de véhémence dans certains dialogues... Mis à part ces quelques défauts, le film reste quand même très poignant et juste dans le message que porte sa poésie. En deux mots, merci Sissako...
À mon Kroko que j'aime. <3
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