Amour à huis-clos pour oiseaux de nuit
Ayant vu il y a de cela quatre ans le premier film d'Axelle Ropert, La Famille Wolberg (avec la regrettée Valérie Benguigui), je me souviens avoir été sensible à l'époque à l'atmosphère. Indépendante du scénario en lui-même, la réalisatrice, par des teintes froides et des lumières maîtrisées parvenait à imprégner son petit village sans histoire d'un climat atypique, sublimant la mise en scène.
Cette maîtrise des teintes et des couleurs, ici propres à la ville, reparaît dans "Tirez la langue, mademoiselle", transcendant ainsi formellement tout le fond du film. On a également le plaisir de retrouver dans le physique des personnages et de leurs déplacements une certaine harmonie avec le décor urbain. De nuit, Louise Bourgoin, pleine de grâce et de retenue, dévalant des escaliers rouges de la couleur de son manteau, Pizarnik 1 (Cédric Kahn) déambulant de nuit dans les couloirs froids (comme lui) des urgences, ou Pizarnik 2 (Laurent Stocker), descendant hésitant vers la lumière crue d'une réunion des Alcooliques Anonymes.
Comme l'a très bien dit Vincent Ostria (pour L'Humanité), "tout le talent de la cinéaste est d’avoir su filmer avec un sens aigu de la topographie et du décor urbain, les allers et venues, les hauts et les bas, les jours, et surtout les nuits, d’une galerie de figures un peu désuètes, mais justement attachantes pour cette désuétude." Car ce dernier point est ce que l'on pourrait reprocher au film : un excès de bons sentiments qui fausse quelque peu la pertinence du récit. Alcoolisme, fratrie solidaire, bonté débordante des médecins, mère célibataire paumée, mal d'amour de toutes parts... Autant de clichés éculés projetés sur les personnages, qui parviennent néanmoins à s'extirper de ces stéréotypes. Par des interactions singulières portées par des dialogues enlevés et très littéraires (qui peuvent gêner si l'on n'affectionne que peu ce genre), une gestuelle éloquente et un jeu d'acteur brillant, les trois protagonistes outrepassent tout ce qui a trait à leur condition apriori.
Le quartier asiatique dans lequel le film est tourné, tel un huis-clos à ciel ouvert (exceptée la scène finale sur la Côte d'Azur), permet la peinture d'une vie de quartier, en adéquation avec le travail local des deux médecins. Huis-clos représenté par le quartier mais également par le cabinet médical, l'appartement de Judith ou le restaurant chinois : des lieux où les personnages semblent prisonniers de leurs émotions. Trop absents des écrans à mon goût, les récits de quartier sont autant de films, souvent chorals, qui accordent au réalisateur le privilège de recréer dans le cadre un véritable espace scénique urbain où acteurs et spectateurs communient dans un même lieu. Ici, Axelle Ropert parvient à nous dévoiler au fil de la narration, les affinités et rancoeurs qui parsèment le quartier. Le plan final est d'ailleurs hautement symbolique sur ce point : ou comment deux personnalités différentes et sans attache peuvent aimer à se retrouver.
Dans l'ensemble donc, la grâce du jeu des personnages couplée à la mise en scène urbaine et temporelle de Ropert, accorde à ce deuxième long-métrage une finesse toute particulière.