Avez-vous déjà replongé, folle d'adrénaline et d'excitation, dans les viscères connues de votre amant.e d'antan ? Avez-vous déjà ressenti le plaisir immense de retrouver la sensation première qui vous avait plu, la toute-toute-toute première fois ? Avec Titane, j'ai replongé dans l'amour sans borne que j'ai pour Grave : il s'était tu quelques temps, le temps d'aimer d'autres films, de me découvrir, le temps pour Julia-Ducournau-Fémis-Scorpion-Grosses bagues-Décolo-Cronenberg de mijoter son scénario, d'expurger sa violence, de persister dans le film de genre, de comprendre les rouages du genre et du monde à cloisons dans lequel nous vivons, afin de réaliser cet obus, ce mastodonte, ce monstre.
La Palme d'Or est, cette année, de titane. Les deux métaux se rejoignent et s'allient, s'enroulent sous les tatouages d'Agathe Rousselle, le tulle de la robe de Julia. Et, cette année, je comprends que j'ai misé sur le bon cheval (oui, celui-là même qu'on anesthésie dans Grave) : un jour de mars 2017, j'ai compris que j'aimais être retournée, uppercutée, catapultée au cinéma. J'ai compris que les regards bas et obliques, les cheveux en sueur et décolorés ne me faisaient pas peur. Les cinq lettres rouges de Grave m’avaient fait comprendre ce que la pesanteur voulait dire, et c'est avec une immense jouissance que je vois Titane embraser Cannes, le cinéma, le monde.
Le synopsis est aussi flou que le scénario sera alambiqué : Julia Ducournau, forte de son passage à la Fémis et de sa technicité scénaristique, sait bien que les arcs de personnages sont évolutifs, qu’une ligne de résumé sur le site de l’UGC ne suffira pas, que moins on en sait, plus on apprécie. L’énigme centrale du film n’en sera que plus belle, plus obscure : trois visionnages déjà pour Titane, et je ne suis pas encore sûre d’avoir tout compris. Car la compréhension littérale n’est que secondaire pour la khâgneuse Ducournau : primeront plutôt les sensations, le body horror cronenbergien, la viscéralité des entrailles meurtries, le plaisir instinctif de meurtres jouissifs (« Nessuno mi può giudicare » en tête) et les respirations, les têtes hors de l’eau — grande absente des films de Ducournau, où se côtoient le feu et le métal, le sang et la cyprine, l’essence et la transpiration — des pointes comiques de Titane.
C’est l’histoire d’une meuf qui a bien digéré Quentin Tarantino et qui a lu Iris Brey. L’histoire de celle qui sait qu’un baiser lesbien est une révolution. L’histoire d’une meuf de sa génération, qui sait que l’existence au delà du genre, des genres vaut mieux que tout, et qui a eu les yeux aussi gros que le ventre d’Alexia-Adrien pour en réaliser, tangiblement, un objet filmique non identifié. Hybride parce qu’oscillant entre stéréotypes de genre(s) et poncifs de l’horreur, du male gaze se déroulant en fable sur l’amour inconditionnel ; magnifique écrin pour la découverte d’Agathe Rousselle (« a fun disaster », dirait l’autre) et le rôle sur-mesure de Vincent Lindon, irradié des cheveux blonds peroxydés et du froid contact de langue-téton-piercing de Garance Marillier — Junior est devenue grande. Son hybridité me plaît, et je dois aimer Julia Ducournau parce qu’elle est scorpion et qu’elle croit, comme moi, en la pluralité, cette monstruosité qu’elle aime tant, que Cannes a su déceler et glorifier, et qui me procure toujours, après Grave, ce coup de poing dans le ventre, cet épuisement presque corporel à la sortie de la séance, le torrent de larmes, hébétée, au post-partum du film, grandiose, magistral, titanesque.
Au delà des private jokes qui raviront les connaisseur.euses (« Car Crash » made in Jim Williams ; t-shirt licorne ; remous intra-familiaux ; Justine, Alexia, Adrien comme sacro-sainte trinité onomastique ; scène d’hôpitaux et de voitures en famille), Titane porte en son sein un propos à la fois dérangeant, éminemment féministe (dois-je rappeler qu’elle est scorpion ?), actuel et politique quoique aux confins du fantastique. Si l’envie m’est très grande d’investir pour un pic à cheveux digne de ce nom, c’est que la première demi-heure témoigne d’une rage, d’une colère, parfois misandre parfois tournée vers la terre entière, au doux son de « Doing it to death », rage infusant en moi et m’appelant souvent à me raser la tête, comme Adrien. Mais, comme le chantait Cyril Collard, « qui peut dire, exactement, qu’il sait ce qu’est la rage ? » : cette dernière vient bientôt se faire supplanter par quelque chose qui la dépasse, une lumière dans la noirceur du titane, le reflet argenté et lumineux, parfois mauve d’une danse sur Future Islands, parfois jaune-orangé dans un incendie à Martigues, un espoir d’amour sur fond de carrelage rose de salle de bain.
Julia Ducournau pense grand, décloisonne, aime son film — son bébé, exo squelette en titane s’il en est, boursouflé aux SFX et aux prothèses — et témoigne d’une implication contre vents et marées, d’un besoin viscéral d’écrire, d’expurger cette histoire de rage et d’amour, de lumière et d’ombre, de Cadillac et de pompiers, de sexisme dans un bus et de binder-homemade.
Titane est osé, déconcertant, fascinant, et « affirme triomphant / que tout geste est renversement ».