Fade and furious
Sur le podium des palmes d'or les plus rock'n'roll promptes à déjouer absolument tous les pronostics et à malmener festivaliers et membres du jury, Titane arrive tranquille à la première place, loin devant Sailor et Lula et Pulp fiction. Pensez donc : du sexe, du gore et de la violence éclaboussant tout sur son passage, mais en quantité monstrueuse par rapport au Lynch et au Tarantino. OK, sauf que... Sauf que sur le podium des plus mauvaises palmes d'or sur plus de 70 ans de festival, Titane arrive là aussi en (très) bonne place, se disputant le haut de l'affiche avec Oncle Boonmee, The tree of life, Amour et Moi, Daniel Blake.
Et puis si on décidait d'être gratuitement méchant, comme à court d'arguments et de bonne volonté, on dirait que Titane est à l'image de cette cérémonie de clôture du 74e festival qui a vu Spike Lee et son jury, perdus et embrouillés, récompenser le film de Julia Ducournau à la surprise générale (et en avance) : foutraque et raté donc. Récit d'une tueuse en série, Alexia, enceinte d'une Cadillac lubrique qui, pour échapper à la police, se fait passer pour le fils, disparu des années plus tôt, d'un sapeur-pompier ravagé par les stéroïdes, Titane part d'un pitch fou et prometteur pour finalement aller se crasher en bout de course et en beauté. Et la vision d'un Vincent Lindon bodybuildé et, surtout, d'une Agathe Rousselle pour qui le mot "révélation" semble avoir été inventé (en plus de s'offrir corps et âme et à cris à la caméra de Ducournau), ne changera rien au problème. Ou plutôt aux problèmes.
On voit bien, après Grave et sa jeune héroïne s'affirmant femme et, littéralement, croqueuse d'hommes, ce qui intéresse encore, ici, Ducournau : une femme plongée en terra incognita (école vétérinaire ou caserne de pompiers) et qui, dans l'exploration d'un corps amené à muter contre son gré, découvrira sa vraie finalité. Mais plus le film avance et plus il s'égare, veut dire (et montrer) plein de choses, empile les références comme un benchmark rutilant qui chercherait à résumer à peu près quarante ans de films de genre et à honorer la crème de la crème desdits films (Cronenberg, Carpenter, Lynch, Cameron, Winding Refn...), quitte à y altérer sa singularité, à y perdre son identité malgré son envie à créer des images fortes, éventuellement indélébiles, et des anatomies inédites puisant leur source aussi bien dans la mécanique des fluides que dans la fluidité des genres.
Maybe the next one, darling
Titane a en lui un programme trop chargé, brouillant ses propos jusqu'à en devenir inconsistant (il suffit de voir, sinon celui d'Alexia, la pauvreté d'écriture des personnages secondaires), jusqu'à ne plus rien raconter et donner, parfois, l'impression de remplissage, d'une virtuosité qui tourne à vide. Pour preuve ces nombreux débordements sanguinolents dont le film se fait l'expert, tendance grand-guignol décomplexé (complaisant ?) plutôt que pur malaise, et que l'on finit par regarder avec une sorte de détachement, presque blasé, jamais vraiment impacté dans nos sens et nos épidermes, sinon une fois ou deux, avouons-le, un nez éclaté sur la faïence d'un lavabo par exemple, ou un pied de tabouret enfoncé dans une gorge (profonde).
Ou ces thèmes qui se télescopent et que Ducournau, de fait, traite sans réelle profondeur, restant dans le vague, le flou seulement de pensées, seulement effleurées : maternité et paternité malmenées, brutalité des rapports en milieu hyper viril, questions autour de l'inclusif, questions autour du deuil, autour de la filiation, autour de la mort, voire d'un féminisme hardcore brandi comme argument publicitaire, mais voué seulement à répéter les codes et la sauvagerie d'une masculinité outrée, et retrouvant in fine, ou in extremis, ou tout bêtement (tout ça pour ça ?), son rôle de matrice originelle. Parce que Lindon en cloque, ça aurait quand même eu plus de gueule, et Rousselle en frère/père/mère d'une créature androïde aussi. Alors pour le "monde plus inclusif et plus fluide, [...] pour plus de diversité dans nos expériences au cinéma", dixit Ducournau lors de la remise de la palme d'or, on repassera : sur ces terrains-là, Titane s'avère franchement banal et faussement subversif.
Le film se refuse crânement à une psychologie fouillée (au contraire, elle est à gros traits, à l'image de ce prologue maladroit et dans la caractérisation du trauma d'Alexia, et dans son appréhension des enjeux, réduite à un coup de langue ridicule, du Crash de Cronenberg auquel il est impossible de ne pas faire référence, ainsi d'ailleurs qu'à son M. Butterfly) pour explorer à sa guise, c'est-à-dire dans l'intention d'abord d'un cinéma physique et débridé, l'idée de transformation pour échapper à son destin, ou même le rembrayer en acceptant son devenir métallique, cette "nouvelle chair" propre, encore, à Cronenberg (et on sait à quel point Ducournau vénère le maître de l'horreur intérieure). Mais Titane ne tirera rien d'autre de cette histoire de corps en folie, de corps modifiés, endurés ou même rejetés, qu'un long body horror inégal incapable d'extraire le meilleur de ses freaks et de ses frasques (conceptuelles, visuelles, sexuelles), et loin du choc "transgressif" (mais transgressif en quoi ?) attendu, ou promis, ou survendu ici et là. Tristement, Titane est un film qui ne s'enclenche pas. Pire : qui ne déclenche rien.
Article sur SEUIL CRITIQUE(S)