Écrire sur Titanic en 2020 n'a sans doute pas beaucoup de sens, ni d'intérêt. Mais peut être le fais-je dans un souci de rédemption, de mémoire — et pour m'occuper aussi. À mon inscription sur le sacro-saint des saints Senscritique, je mis 6 à Titanic. 6. Je ris mais c'est pas si drôle. Parce que je me rends compte aujourd'hui, après avoir revu ce film pour la 15e fois sans doute mais la première fois depuis quelques années, que je l'ai toujours aimé, aimé d'amour. À 12-13 ans, c'est un de mes films de chevet que je regarde en cachette sur mon lecteur DVD de voyage 7 pouces, en boucle, et en hauteur ; caché des parents mais aussi du reste du monde. Peut-être avais-je peur qu'on me vole ces moments d'aventure, ou avais-je honte de mon amour pour ce film. Alors comme beaucoup, j'ai décidé, pour me donner un peu de consistance, de le sous-estimer. Un chouette film sans plus. Boloss que tu es. Et j'écris aussi pour me souvenir, pas du film que je connais par coeur en fait, mais de ces séances d'enfants qui découvrent les films, et de cette dernière séance de jeune adulte qui se réconcilie avec ses fantômes.
De fantômes, Titanic en est rempli. Ce sont ceux d'une vieille dame, tous entassés dans son coeur qui lui devient trop lourd. À la façon qu'elle a de les faire revivre, dans un éclat irréel, des poupées de porcelaine, elle entretient le rêve d'un navire et la mort d'une époque. Ce sont les spectres d'un monde perdu d'abord. Ou plutôt de deux mondes. La 1e classe et la 3e classe. Les uns brillent de leurs apparats, de leur orgueil et de leur décrépitude ; les autres de leur naïveté, de leur sympathie et de leur résignation. Mais ils brillent tous. Parce qu'ils sont sur le Titanic. Finalement, il n'y a qu'un pont et quelques grilles qui les séparent. Des grilles qui seront défoncées et un pont qui va se briser. Les limites cassent et les deux mondes fusionnent dans un dernier bal de mort. Les premier signes de cette fusion étaient là dans le personnage de Molly, parvenue qui a appris les trucs et astuces de la haute société. Et dans ce dernier bal, les différences s'effacent dans la folie, dans la peur et finalement dans la mort. Les corps de chacun tombent comme une pluie d'étoiles filantes dans cette nuit claire d'avril 1912, avant de finir gelés dans l'océan, figés comme ce monde. Des fantômes flottant dans le brouillard glacé et éclairés par la lumière verte des secours.
Un fantôme, il y en avait déjà un sur le paquebot. C'est monsieur Andrews, l'ingénieur et architecte en charge de sa fabrication. Chacune de ses entrées dans le plan est une apparition, comme une chorégraphie impeccable, répétée encore et encore. Comme le barman de l'hôtel Overlook, ses interventions sont presque des énigmes, des annonces. Le Titanic est sa maison, son enfant et son tombeau dans lequel il erre et avertit les passagers. C'est lui le vrai fantôme du Titanic. Son dernier moment en est un ultime témoin. Il règle l'horloge, fige le temps, ce temps éternel qui devient son temps.
Ce dernier, il l'a partagé un peu avec Rose et Jack. Eux, couple merveilleux et fantasmé, machine à rêve pour des générations d'amoureux, ont cru pouvoir échapper à ce temps infernal. Ils l'ont fait, un instant, dans une voiture où tous les éléments semblent s'inverser. Dehors il fait froid ; à l'intérieur les corps suintent et les fenêtres se couvrent de buée. Dehors le temps s'écoule ; à l'intérieur il se suspend. Dehors les gens dans leur bienséance et leur froideur gardent leur distance; à l'intérieur ils se touchent, ils s'embrassent, ils s'aiment dans un feu inarrêtable . Si les passagers sont les fantômes d'un monde, Mr. Andrew celui du Titanic, Jack Dawson est le fantôme de Rose. Celui qui, en quelques jours de croisière, a radicalement changé sa vie, a fait d'elle une femme libre, qui enfourche un cheval comme un homme. Les passagers hantent l'Atlantique, Mr. Andrew, le Titanic, et Jack, Rose, jusqu'à la fin de sa vie, jusqu'au fond de son coeur. La preuve étant que, lorsqu'elle le vide de son océan de secrets, elle s'éteint pour rejoindre son amant. Il reste quelques ellipses, un croquis, beaucoup de buée, et une planche en bois, visiblement monoplace.
Enfin il y a le personnage principal, «the Ship of Dreams», le Titanic. Le paquebot des rêves, il l'est vraiment. Il porte ceux de grandeur des visionnaires qui l'ont imaginé, du commandant, ceux de survie d'un monde d'aristocrates décrépis et ceux de voyage et de nouveau départ d'une classe inférieure qui veut voir l'Amérique. Et bien sûr, il fait naître le rêve d'un amour éternel sur le plus beau bateau du monde. Jusqu'à ce qu'il se transforme en une sorte de Kraken infernal et mécanique. À sa chute, le Titanic devient un monstre marin. Ses fenêtres aux vitres brisées sont des bouches aspirant les passagers pour les garder dans son antre (elles en font même le bruit). Ses canots de sauvetage se rebellent, tombent et écrasent. Il se coule lui même, par devant, plonge dans l'océan pour aspirer dans sa chute tout ce qui se trouve autour de lui. Il engloutit tout, le Titanic. Peut-être ne voulait-il pas voir le monde qu'il transportait disparaître dans les années de guerre et de crises qui vont suivre, il voulait le voir durer toujours, en lui.
Tous ces fantômes dans un film, qui, à mon sens, est lui-même un fantôme. Pas parce qu'il est mort, au contraire. Titanic était en avance sur son temps et parfaitement dans son temps, il est toujours en avance et parfaitement dans le temps. Il est dans la mémoire collective gravé à jamais, à la fois intangible et éternel, et à la fois sans cesse mouvant, en fonction des âges. J'ai l'impression que ce film plane sur le cinéma comme un aïeul dont on voudrait s'affranchir de l'héritage. Même si on se force à ne pas l'aimer, il est toujours là, indéboulonnable, regardant chaque réalisateur, chaque cinéphile derrière l'épaule. Si j'écris cette critique, c'est aussi parce que je voudrais que tous les gens comme moi (et je les pense nombreux) qui ont dénigré Titanic sans vraiment de raison valable sinon d'exister dans un petit monde cinéphilique, et Senscritique en fait partie, revoie ce film avec leurs yeux sincères et purs. Je veux des regards vrais et honnêtes sur ce film. Parce qu'en vrai, Titanic, ça tue (sans mauvais jeu de mots).
Je pense qu'après quelques visionnages, il entre dans mon top 10. Sincèrement. Je me rends compte aujourd'hui à quel point il a été important pour moi. Il est aussi parmi mes fantômes. J'ai trop pleuré hier soir pour ne pas m'en rendre compte.
Maintenant, my heart will go on.