Ce mercredi 26 février, parmi les quelques bons films arrivants sur les écrans des salles de cinéma hexagonales, l’on trouve le premier film de l’ancien journaliste et, à présent, réalisateur roumain, Mihai Mincan, intitulé « To the North » (« Vers le Nord », en français), tournée en 2022, principalement dans port roumain de Constanta (qui est l’un des trois plus grand de la mer noire avec Sebastopol et Odessa et plus ancienne ville de l’actuelle Roumanie, puisque fondée au Ve siècle avant l’ère commune par les grecs avant de devenir un port romain – le nom de la ville ayant été donné par l’empereur Constantin en référence à sa sœur Constantia), mais également en partie dans le port français de Saint-Nazaire, mais, magie du cinéma, nullement en Espagne, où débute le périple du jeune immigrant roumain Dimitru, interprété par Nicolaï Becker, qui embarque sur un navire de transport de fret asiatique (composé de taïwanais qui commandent et de philippins pour la « besogne »), avec un autre jeune immigrant, bulgare, celui-ci, dans le destin sera un peu plus court, s’arrêtant au premier matin après que le navire est largué les amarres. D’ailleurs, il faut attendre ce moment décisif concernant le jeune bulgare pour que la compréhension de la scène d’introduction du film se fasse pleinement. Ce qui peut faire dire à certains que ladite scène n’est pas assez explicite et, à d’autres, que l’ensemble est très bien construit pour garder le suspens au maximum.
Et, du suspens, il y a en vraiment dans ce film. Tout dans sa réalisation, de son décor et la façon de faire se mouvoir les protagonistes, son cadrage et même son univers sonore (sur lequel nous reviendront) accompagnent le récit de ce fait divers qui s’est déroulé en 1996 mais qui, soit est resté inconnu du grand public, soit en est sorti de sa mémoire. Autre élément qui participe grandement à ce suspens qui va jusqu’à un certain niveau d’angoisse, est l’impossibilité, pour les personnages principaux, de communiquer véritablement entre eux. Entre un roumain de vingt-quatre ans sans grande bagage en terme d’éducation (interprété par Nicolaï Becker – acteur que nous découvrions ici et qui est très convainquant), un marin philippin à l’orée de la soixantaine (l’acteur Solimar Cruz, grand acteur philippin qui avait 59 ans l’année du tournage et qui, hélas, est quasiment inconnu dans cette France qui, bien qu’elle ai une population qui se targue d’une sorte de « supériorité culturelle » n’est pas capable de sortir en salles des films d’auteurs d’un grand nombre de pays car sachant que, bien que mille fois meilleurs que les téléfilms français qui font des millions en audience, les salles resteraient vides) et des gradés de marine taïwanais (même si, là, les acteurs, Olivier Ho Hien Hen et Alexandre Nguyen sont tous deux français, respectivement avec des origines cantonaise et vietnamienne), la seule langue commune c’est un faux anglais, encore plus basique que le mauvais anglais d’aéroports, le fameux « globish », et des rudiments d’espagnol entre les deux personnages principaux, à savoir : le jeune immigrant roumain (qui est resté quelques temps en Espagne, au moins à aider à construire une maison) et le vieux marin philippin (sans doute parce qu’il fait régulièrement escale en Espagne avec ce navire et, supposons, parce que les Philippines ont été espagnoles jusqu’à ce que les États-Unis d’Amérique ne gagnent la guerre, en 1898, qu’ils avaient volontairement provoqué, car ayant des vues sur les îles espagnoles de Cuba, Porto Rico et les Philippines). Cette impossibilité de vraiment bien se faire comprendre d’autrui – particulièrement entre le roumain et le philippin installe une tension entre les deux individus qui, en plus de la situation qui est qu’il faut cacher ce passager clandestin pour éviter qu’il ne lui arrive malheur si les taïwanais le trouvent, les deux personnages restent, malgré leur « bonne volonté » respective, totalement étrangers l’un à l’autre, ne pouvant pas, en plus, parler concrètement de la situation à bord, de ses tenants et de ses aboutissants. C’est, d’ailleurs, cette impossibilité de communiquer pleinement qui va être à l’origine du drame final.
L’impossibilité de réellement communiquer entre les personnage ne se fait pas, uniquement, par la barrière de la langue, mais aussi par celle de la Culture. En effet, tous les béni-oui-oui bien-pensants mais non-réfléchissants peuvent dire qu’il faut un monde sans frontières, la réalité est que les frontières physiques ne sont que la matérialisation de frontières bien plus compliquées – si ce n’est impossibles – à franchir, qui ne sont rien de moins que les Cultures. Sur ce bateau, le roumain, les philippins et les taïwanais ne partagent pas une langue totalement commune pour pouvoir se comprendre et « vivre ensemble », mais, surtout, ils ont chacun leur Culture propre. Cela est particulièrement flagrant lors du « dialogue » entre le gradé taïwanais et le vieux marin philippin, où le taïwanais démontre au philippin que, ce qui sépare concrètement ces deux parties de l’équipage, ce n’est pas le niveau de vie (taïwanais riches et philippins pauvres), mais la façon de penser le monde, et donc d’agir face aux événements, mettant en avant la « gentillesse naturelle » des philippins – du fait, avant tout, qu’ils soient de fervents chrétiens – et la pragmatisme des taïwanais, le fait qu’ils soient « Justes » (dans le sens premier du mot, c’est à dire « exact », « selon l’usage de la Raison »). Et même la religion chrétienne, qui est, en fait, ce qui décide les philippins de venir en aide au roumain, parce qu’il possède une bible, n’est pas un réel lien culturel entre eux et lui. Les philippins sont sincèrement et profondément croyants alors que le jeune roumain, lui, a cette bible parce qu’elle lui a été donné. D’ailleurs, il la qualifie de « porte-bonheur », ce qui n’a rien avoir avec une confiance en ce qu’elle est par son message et sa promesse. De plus, la bible en question est en espagnol, langue que le roumain ne maîtrise pas à l’oral, et encore moins à la lecture. Sa religion, ce en quoi il a uniquement foi, c’est en cette « Amérique » (sous-entendu, les États-Unis d’Amérique) qui, une fois qu’il y sera, lui apportera la chance de, si ce n’est devenir quelqu’un d’important dans le pays en question, au moins, devenir assez riche pour subvenir aux besoin de sa femme – et, par extension, de « tous les siens », devenant « quelqu’un » pour eux et les gens qui vivent autours d’eux et sont dans une situation financière du même niveau que le leur. D’ailleurs, le seul point commun qu’il y aurait entre ces hommes de cultures différentes et qui pourrait les réunir, les faire se comprendre, est celui de la famille et, plus précisément, de la paternité. De la famille parce que Dimitru, lui n’a pas d’enfant mais veut donner un avenir à sa femme en gagnant assez sa vie et il est évident que, par extension, il y a l’intention de passer du couple à la famille – donc de père. Et, justement, le rôle entant que père est ce qui arrive à réunir les marins taïwanais et philippins de ce navire de fret, par plusieurs conversations entre eux, qui constituent l’essentiel de leurs échanges. Et, l’une des choses les plus appréciables dans ce film, concernant les différences (plutôt que divergences) de points de vue – de Culture – est que le réalisateur, Mihai Mincan, les présentent comme ce qu’ils sont, à savoir des faits, des données objectives. Pas un seul moment il ne fait pencher plus favorablement une opinion qu’une autre, chacun ayant ses raisons propres et tout à fait valables du fait de son vécu, vis à vis de ce qu’il recherche dans la vie, ce vers quoi tendent ses buts dans l’existence. Nous voudrions penser que cette intelligence, de la part du réalisateur, e point de vue Juste, tient au fait qu’il est diplômé en philosophie de l’université de Bucarest mais, cette science étant également la notre également, nous ne savons, hélas, que trop bien que Philosophie ne rime pas, dans l’ensemble, avec Justesse de point de vue, cette « discipline » étant grandement remplie de moralistes aux opinions divers et souvent opposées (ce qui fit dire, à ce grand intellectuel et écrivain égyptien désabusé par la philosophie que fut Naguib Mahfouz, que « La philosophie est un grand et magnifique palais mais qui, hélas, est entièrement vide » (nous paraphrasons – ndr).
Concernant, justement, le travail du réalisateur sur ce film, en plus d’avoir su écrire un scénario intelligent et très bien construit (le fait qu’il se soit basé sur un fait divers en retire nulle mérite), Mihai Mincan montre déjà, visuellement, de très bonnes choses, avec ce premier long-métrage. Déjà, il arrive à gérer des espaces extrêmement etroits – qu’il s’agisse des couloirs et salles de machineries du navire ou des ruelles que forment l’empilement des immenses conteneurs, faisant appel à des mouvements de caméra à la fois compliqués et intelligemment imaginés d’autant que ceux-ci s’accordent parfaitement avec le rythme de l’action en cours. Il y a une véritable correspondance entre le temps d’action et les cadrages de la caméra. L’angle de la caméra nous permet toujours d’être dans le rythme de vie des personnages et de la tension de l’action, qu’il s’agisse de longs plans où la caméra accompagne les déplacements des protagonistes et de plans très courts entre les conteneurs pour nous conduire dans une autre sorte d’angoisse face au risque de se faire surprendre par l’équipage, ou dans la poursuite, vers la fin du film, ou de plans fixes, y compris sur une porte, une lumière rouge, etc… qui rappelle que nous sommes sur le temps plus lent que long d’une traversée (celle-ci ne doit durer que quatre à cinq jours de l’Espagne au Canada, sur l’Océan Atlantique). En plus de réussir à nous désorienter, à nous déboussoler, par moments, le réalisateur de « To the North » nous offre un visuel très graphique avec ses plans entre ou au-dessus des conteneurs, face, en-dessous et par-dessus les escaliers, les machines qui font tourner cet immense bateau, ou encore par les différents stades de visibilité qu’obtient Dimitriu dans la pièce qui lui sert de cachette durant son périple marin et qui, bien que passant du noir le plus complet jusqu’à une lumière du jour qui perce par les rayures du pont qui est au-dessus de lui, garde son ambiance claustro phobique, permettant de conserver cet atmosphère d’insécurité sur la suite et l’issue des événements et maintient donc toujours un excellent suspens.
Bien que nous ayons été déjà particulièrement prolixe sur « To the North », dans cet article, nous ne pouvions pas ne pas parler de l’excellent travail sonore du film de Mihai Mincan, tant il arrive à constituer un quasi-personnage à part entière (ou, plus exactement, à donner vie aussi bien à la mer qu’au navire), C’est tout une sorte de film en lui-même qui habite véritablement nos oreilles, avec, à sa création Nicolas Becker (« 9 mois ferme » de Dupontel, « Gravity », « Premier contact de Villeneuve », « Sound of metal ») et au mixage de celui-ci le célèbre Cyril Holtz (récipiendaire de trois Césars – dont deux avec Jacques Audiard, pour qui il travail sur tous les films -, mais encore « Les rivières pourpres », « Le pacte des loups », « Les trois mousquetaires : D’Artagnan », « Elle » de Verhoeven). De fait, avec un tel duo de professionnels de haut niveau, il n’est pas surprenant que cet univers sonore soit si réussi et qu’il soit même mis en avant dans le dossier de presse.
En définitive, on peut dire que « To the North » est un très bon film, réussi à tous les niveaux. Un excellent film à suspens qui sait aller bien au-delà de la question des immigrants clandestins et les dangers auxquels ils font face tant ils sont persuadés que « l’herbe est toujours plus verte ailleurs ». Ce film va dans une réflexion et une présentation de tout ce qui fait la Réalité des faitts « par delà le bien et le mal » que l’on a, bien malheureusement toujours comme discours qui nous est proposé au cinéma comme ailleurs.
Un film, donc, à voir absolument – si ce n’est même « de toute urgence » – et autant pour ses qualités cinématographiques que son approche « sociétale ». Voilà pourquoi, sur une note de 1 à 10, nous lui donnons entre 7,5 et 8 (soit un 4/5 étoiles).
Christian Estevez
Critique parue sur le média web "La boussole - infos" le 26 février 2025