Chaque festival de Cannes comprend son lot de grands oubliés. Cette année, entre les gros noms (Almodovar, Verhoeven ou Refn pour ne pas les citer), c’est un petit film allemand, oeuvre d’une réalisatrice à la carrière discrète, qui semble d’abord désigné comme le plus méritant de la fameuse palme, avant d’être purement et simplement ignoré lors de la sélection du palmarès final. Toni Erdmann, écrit et mis en scène par Maren Ade, mérite pourtant toute l’attention qui lui a été accordée.
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Winfried Conradi (Peter Simonischek) est enseignant allemand soixantenaire blagueur, décalé et adepte du déguisement. Lorsqu’il rend une visite surprise à sa fille Ines (Sandra Hüller), femme d’affaire et consultante basée à Bucarest, il espère lui apporter un peu de la joie de vivre qui semble lui manquer, derrière les tailleurs et les salles de réunion. Toni Erdmann, c’est donc au départ et avant tout l’histoire d’un père et sa fille, la chronique d’une relation compliquée et souvent houleuse. Maren Ade établit une dynamique d’une grande simplicité : lui tente toujours maladroitement de la faire sourire, à l’aide de fausses dents et d’histoires inventées parfois abracadabrantes, elle se montre souvent gênée, embarrassée, malgré ses efforts pour afficher un visage bienveillant.
Avec Toni Erdmann, Ade tisse le portrait de deux personnages et de leurs interactions complexes, s’appuyant sur les talents d’acteurs de Simonischek et Hüller, tous deux castés et dirigés à la perfection. Si la thématique de la distance grandissante entre parent et enfant n’est pas neuve dans l’art cinématographique, la réalisatrice allemande parvient à lui faire garder toute sa pertinence au cours des presque trois heures que dure le film. Le père comme la fille sont portrayés avec beaucoup de finesse et de pudeur, le script ne cédant jamais à l’envie d’enfermer ses protagonistes dans leurs archétypes, malgré leurs caractères affirmés et opposés. Les actions comme les réactions de Winfried et Ines sont remplis de sous-entendus et de nuance, et rendent palpable à l’écran toute leur humanité.
A travers ces deux figures, la réalisatrice pose une question essentielle : qu’est-ce que vivre heureux ? La plénitude de l’existence se rapproche-t-elle plus de la vie d’Ines, enfermée dans un monde de sérieux, de concentration et de tension, ou de celle de Winfried, chez qui le masque du blagueur éternel semble dissimuler le visage du clown triste ? A cette question, le film ne semble pas apporter de réponse définitive : les deux personnages parviennent au cours du film à aller l’un vers l’autre mais semblent malgré tout incapables de comprendre le fondement de leurs vies respectives. La figure du masque devient une métaphore de l’incapacité du père et de la fille à se dévoiler l’un à l’autre, comme si ces deux-là ne pouvaient vraiment communiquer que par le biais du déguisement. Ainsi la fin du film, en apparence apaisée, témoigne de toute l’incompréhension et de la tristesse qui définit le lien entre les deux êtres.
Pour raconter son propos, la réalisatrice oriente ses choix d’écriture et de réalisation vers le naturel le plus total. Le film profite de sa longueur conséquente pour se libérer de toute contrainte dramatique trop étouffante. Chaque scène qu’offre Toni Erdmann s’inscrit dans une durée nécessaire et dilue la place qu’elle occupe dans la logique du récit et la construction des personnages pour montrer d’authentiques moments de vie, d’interaction ou de solitude. Des partis pris qui rappelleront parfois au spectateur la manière de faire d’un Abdellatif Kechiche (La Graine et le Mulet, La Vie d’Adèle…), pour cette capacité à capter le réel, à laisser la tension dramatique et l’émotion se créer d’elles-mêmes, à refuser tout artifice trop encombrant.
De la même manière, Maren Ade tend à effacer sa mise en scène plutôt qu’à l’affirmer. Sa caméra se fait discrète, libre de tout effet de style et se contente de filmer, parfois de manière légèrement tremblotante, les personnages et leur quotidien. Loin toutefois de relever de l’amateurisme, le montage comme le filmage de Toni Erdmann demeurent d’une grande précision, essentielle justement à ce sentiment de réel qu’ambitionne de créer le film. Montrer ce qu’il faut montrer et prendre le temps qu’il faut pour le montrer, tel semble être le credo derrière le processus de mise en image d’Ade. En cohérence avec ces choix formels, le film n’emploie aucune musique qui serait extra-diégétique, et donc non entendue par les personnages eux-mêmes.
Parfois catalogué de comédie, Toni Erdmann échappe en réalité à toute logique de genre. Il est vrai que l’écriture d’Ade contient son lot de moments humoristiques, la réalisatrice/scénariste possède un vrai sens de l’absurde qu’elle met à profit dans une série de scènes souvent surréalistes. L’humour du film passe principalement par le personnage de Winfried Conradi lui-même, véritable phénomène de spontanéité. A plusieurs reprises, l’enseignant désarçonne, amuse, attendrit dans la manière parfois très naïve dont il tente d’égayer son quotidien et celui de ses proches. Plus encore que Winfried, c’est l’alter-ego qu’il se crée, le fameux Toni Erdmann, qui est la génèse des moments les plus comiques du film. Il est aussi savoureux de voir Conradi fabuler une vie tantôt de consultant en affaires, tantôt d’ambassadeur allemand, que d’observer sa fille prendre peu à peu part à ses jeux absurdes.
Mais les pointes comiques du film ont la particularité d’être traités sur le même ton que ses versants les plus dramatiques. Chaque excentricité de Winfried amuse sur le moment mais révèle vite toute l’amertume et l’ambiguïté d’une relation parent/enfant compliquée. Chaque moment d’humour n’existe jamais pour le seul rire mais bien pour révéler quelque chose des personnages. La scène de l’anniversaire d’Ines par exemple, prend rapidement une tournure surréaliste complètement inattendue en faisant sans conteste le climax comique du film. Pour autant, la séquence ne fonctionne pas sur un simple principe d’accumulation de situations grotesques et abracadabrantes, mais adopte le même rythme lent que le reste du long-métrage, en incluant des pauses qui sont autant de moments d’introspection et de mélancolie au milieu du spectacle burlesque. La comédie, comme le drame, n’est jamais accentuée, mais s’insère au récit comme autant de moments de vie.
Sans autre ambition que celle de parler d’un sujet universel de la manière la plus simple qui soit, Maren Ade fait preuve d’une rare intelligence. Celle de balancer justement son ton entre comédie et drame, de ne céder à aucune concession de durée et de rythme et d’effacer toute affirmation de sa caméra pour paraître simplement capter la réalité. La réalisatrice fait de son troisième film un récit de vie dans tout ce qu’il peut avoir de plus élémentaire, dont la portée transcende les frontières pour potentiellement parler à tous. A la hauteur des attentes qu’on pouvait en avoir suite à son triomphal accueil cannois, Toni Erdmann restera sans doute l’un des films les plus touchants de l’année, et pourrait marquer l’envol de la carrière d’une grande cinéaste contemporaine.