A l’usure, le spectateur finira toujours par comprendre que l’abus de superlatifs sur une affiche de film ne remplit pas le contrat qu’elle se targue de nous faire signer. Éblouissant, Toni Erdmann ? Non. Réjouissant ? Si on aime les coussins péteurs, la mollesse et l’hystérie, oui. Deux heures quarante-deux s’étalent, s’étirent dans une mécanique rébarbative où Inès, une cadre trentenaire, consultante à Bucarest s’efforce de négocier un licenciement massif d’ouvriers pendant que son père vient jouer les trouble-fêtes lors de ses entrevues professionnelles. Inutile d’être devin pour le constater, Ines est mal dans sa peau. Elle n’aime pas l’endroit où elle vit, pas plus que son métier, son amant ou son père guignol. Ses seules satisfactions, tuées dans l’œuf dès l’enclenchement du processus consistent à prendre son ascendant sur les autres, telle une Athéna toute puissante qui accepte la discussion en apparence, mais refuse au fond tout compromis. Cependant, Maren Ade la fait craquer à tout bout de champ, ne laissant à son personnage qu’une voix de sortie : la fuite dans la régression enfantine, vers ce père omniprésent et envahissant qui évite de réfléchir aux problèmes refoulés. Que peut-il y avoir de mieux qu’un retour vers le passé, qu’un enracinement des liens familiaux obtenus au forceps par la présence bouffonne de ce « Toni Erdmann »? Rien, pour Maren Ade.
Toni Erdmann ne laisse le choix ni à la réflexion, ni aux tergiversations. Sa trajectoire linéaire offre une critique manichéenne et caricaturale du libéralisme, composée de plans disséminés où sont montrés de loin des roumains dans des taudis qui tiennent à peine debout, pendant que Inès reste collée à son téléphone. Tout y est déresponsabilisant, à l’exception près d’une scène où le père de Inès fait une blague malheureuse qui entraîne le licenciement d’un ouvrier sur son chantier. Cynique, Inès lui rétorque que son action lui en fait un de moins à rayer de la main d’œuvre employée. Désemparé, Winfried (Toni Erdmann) essaie tant bien que mal de réparer son erreur, sans y parvenir. Mais, après tout, peu importe, vient déjà la scène suivante. Inutile de s’attarder sur ce qui n’appartient pas à l’arc principal : les financiers interchangeables, les blondes peroxydées sur talons aiguilles, les amis qui n’en sont pas, tous ces individus ne sont là que pour mener à bien les retrouvailles familiales. Pas de mise en scène, aucune intrigue à l’horizon, hormis ces embrassades qui se font attendre aussi longuement que l’on sait leur apparition imminente, immanentes au père, et à la fille.
L’invasion de ce père ne peut se suffire à la confrontation avec sa fille : non content de la voir prendre de la coke sous ses yeux, humiliée sous les remarques des collaborateurs sexistes, il prend à témoin les quasi inconnus qui daignent le considérer d’égal à égal comme déversoirs à ses soucis, ceux de voir sa progéniture s’être perdue dans le chemin du capitalisme alors que lui n’est après tout qu’un gentil écolo (ce qui ne l’empêche pas de prendre l’avion pour venir voir Ines en Roumanie). En vérité, le couac provient essentiellement de la distorsion entre l’image paternelle d’une fille simple, heureuse et épanouie, et la réalité, celle d’une femme dépressive, stressée et castratrice. Il n’est pas proposé à Inès de suivre sa propre voie, simplement celle que son père estime la bonne. Quand bien même elle le serait n’est pas la question : qu’elle soit l’unique interroge légitimement. D’autant plus que le nouveau départ pris par Inès au bout de ces trois heures de pitreries n’indique en rien que son mal-être s’évanouira. Mais cela importe peu Maren Ade.