« Toni Erdmann » n’est pas le premier film de cette année à proposer une critique du mode de vie occidental, par la dissection puis le décloisonnement de ses codes et ses limites. D’horizons très différents, l’un des cinéastes indépendants américains parmi les plus créatifs Charlie Kaufman avec « Anomalisa » et le canadien depuis quelque temps à la conquête (ou à la botte, c’est selon) d’Hollywood Jean-Marc Vallée avec « Demolition » ont eux aussi démontré le caractère factice d’une société néolibérale hyperconnectée et obsédée par la rentabilité. Qu’une telle thématique nous vienne maintenant du (trop rare) cinéma allemand n’est d’ailleurs pas étonnant, tellement le pays emprunte cette voie sans issue avec force de détermination. Reste à voir les spécificités de la proposition de Maren Ade et l’aboutissement de sa démarche.
L’originalité du film est au premier abord sans conteste : pourfendant les désirs mimétiques et superficiels d’une vie de manager, « Toni Erdmann » réalise une ode à l’excentricité sincère, touchante, et surtout terriblement drôle. En s’introduisant de manière impromptue dans la vie de sa fille conseillère en stratégie financière, un vieil allemand au caractère facétieux et provocateur va l’aider à se délivrer d’une condition d’homo urbanus profondément morbide. Avec sa carrure d’ogre négligé, il ne s’impose jamais comme un intrus et apporte au contraire le seul regard bienveillant dans l’entourage de cette jeune femme qui n’a pas de vie en dehors du travail. Elle qui passe son temps au téléphone, et ne tire pas même de jouissance dans l’acte sexuel dont elle reproduit sans passion les schémas phallocrates de l’imaginaire pornographique, le choc est rude.
S’entame alors, en contrepied du jeu des convenances qui l’enchaîne un jeu des inconvenances, motif décliné inlassablement où son père prend le nom de Toni Erdmann et l’accompagne à tous ses rendez-vous, professionnels comme privés (la frontière est ténue, elle y fréquente les même personnes) pour y ajouter du piquant, teinté de mythomanie. La répétition du schéma comique s’essouffle quelque peu en cours de métrage, sans toutefois significativement enrayer la rythmique du film. C’est lorsque la fille consent à partager l’amusement effréné du père et prend ses devants, que le film prend son envol ses deux plus belles scènes, celle de la chanson et celle de la « naked party », où la politesse engourdie laisse place à l’expression la plus ardente.
Cette mise à nue littérale de la personnalité comme du corps de notre héroïne est déjà une belle victoire existentielle qui conclue joliment le film, mais ne l’aboutit pas. « Toni Erdmann » et ses deux heures trente de pellicule qui oppose deux modes de vie antithétiques et le mécanisme d’une prise de conscience oublie en effet de proposer une synthèse à sa réflexion. Car si notre jeune névrosée transcende sa condition par la douce folie, le film ne la laisse pas se réaliser : la gêne qu’elle éprouve dans son émancipation en atteste, tout comme son déménagement finalement peu ambitieux vers une autre entreprise. Le jeu des masques continue alors d’exister car la fin ne laisse que trop peu apercevoir la possibilité d’un équilibre entre hurler avec les loups et s’en moquer ouvertement. Les autres pistes du film sont par ailleurs simplement délaissées : la psychologie du père n’évolue pas d’un iota, et la réalité sociale qu’il tend à dénoncer reste à l’état d’embryon.
Qu’à cela ne tienne, « Toni Erdmann » mérite une bonne partie des louanges des critiques et du public cannois, car sa légèreté surprenante et astucieuse en dit long sur l’aberration du système néo-libéral, broyant paradoxalement les individus par un individualisme exacerbé. Son absence du palmarès n’est toutefois pas étonnante car à l’image de sa mise en scène, sans panache, caméra à l’épaule, son architecture dramatique laisse plus qu’un sentiment d’inachevé (ce qui était le cas, et avec grande pertinence, d’ « Anomalisa ») mais une négligence dans son raisonnement.