Courageux, mais...
Satyajit Ray se démarque de Bollywood en adoptant un style réaliste, et en osant dire les choses qui fâchent : en Inde, l'apparence est si importante. Ainsi l'héroïne supplie-t-elle ses amies de ne...
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le 28 août 2017
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C’est un monde en plein bouleversement que dépeint Satyajit Ray dans « Tonnerres Lointains ». Adaptant ici un roman de Bibhutibhusan Banerjee, dont il avait déjà repris les lignes dans la « Trilogie d’Apu », qui dans les années 1950 l’a rendu célèbre, le cinéaste bengali laisse entrevoir une fable sur l’aveuglement d’un monde, mettant en exergue un village perdu du Bengale ignorant la Deuxième Guerre Mondiale, en 1943, pour en subir les conséquences secondaires particulièrement terrifiantes. Se mouvant donc à une échelle purement local, « Tonnerres Lointains », sorti trente années après les faits narrés et couronné d’un Ours d’Or au Festival de Berlin, adopte une perspective naturaliste pour capter, dans une surprenante immédiateté, cette famine qui fit plus de cinq millions de morts dans l’ancienne province indienne. C’est évidemment sous un angle social que Ray va juxtaposer les différentes étapes de cette crise : nous y suivons un couple de brahmanes (caste d’un rang social supérieure), vivant des offrandes de villageois pauvres et assistant, le long du récit, à la chute de leurs privilèges. Car du fait du déroulement de la guerre, et coupée du monde, la communauté fait face à une pénurie alimentaire durablement installée.
Posant ainsi son cadre sous le joug d’un devoir de mémoire, Satyajit Ray souligne un évident humanisme, se mêlant toujours d’une certaine proximité avec le cinéma de celui qui fut son mentor : Jean Renoir. On commence, d’emblée, avec une main brassant délicatement l’eau du fleuve ; un naturalisme qui, à l’image, ne se perdra pratiquement jamais. La violence frontale, par exemple, n’est pratiquement jamais cadrée, et pourtant, nombreuses sont les bagarres, que le cinéaste laisse se dérouler, le plus souvent, hors-champs. Mais c’est par son choix d’adopter le point de vue des brahmanes que « Tonnerres Lointains » se révèle le plus pertinent : le héros, Gangacharan (j’adore ces noms !) joue ouvertement sur la naïveté des paysans, voire même de sa femme, à laquelle il explique, dans une scène, que les avions de chasse qu’elle voit passer dans le ciel fonctionnent « comme des cerfs-volants ». Animant des cérémonies flirtant avec la parodie, donnant de multiples conseils à l’emporte pièce, c’est seulement la famine qui lui fait se rendre compte qu’il vit à crédit des paysans. Ray opère cette transition via des légers décadrages particulièrement angoissants, agrémentant sa mise en scène d’une remarquable intelligence, elle-même nourrit d’une formidable discrétion. Par exemple, la femme de Gangacharan, dans le cadre de son travail, écrase des graines (me demandez pas ce que c’est, je suis de la ville, moi !) toute la journée, debout, se tenant d’un bras à une poignée, pour se stabiliser. Plus tard dans le film, dans le même cadre, c’est avec ses deux bras qu’elle se tient. Ce n’est pas grand chose, certes, mais cela suffit pour exprimer la fatigue qu’elle subit, laquelle augmente de jour en jour.
Bref, un film aussi amovible que la position sociale de ses personnages, et habité par une mise en scène luxuriante, tout en clair obscur, narrant l’engrenage et la détresse avec une inhérente subtilité. On lui reprochera, du fait de ses partis pris minimalistes, de ne pas rendre compte de l'ampleur du désastre qu'il relate. Mais comme dis plus haut, Satyajit Ray se refuse à cadrer les bagarres ou les meurtres ; si on sent, certes, des contraintes budgétaires, c’est avant tout sur la violence sociale, et l’abus des élites vis-à-vis des traditions, que se focalise le cinéaste, car c’est aussi ces choses qui amènent, comme un aimant, la mort au sein de ce contexte, bien qu’elles soient perpétrées par des bonnes-gens, ne cherchant que la paix et la survie. Embelli d’une bande originale composée par Ray lui-même, « Tonnerres Lointains » gronde par delà sa brutalité, jusqu’à ce que les papillons, eux aussi, ressentent de plein fouet les cyclones, encore bien loin.
Créée
le 30 mars 2020
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