J'aime les films des Dardenne car les corps, dans leurs films, paraissent toujours un peu plus grands, un peu plus petits, un peu plus fins, un peu plus gros que dans la vie. Il suffit de voir les acteurs parler du film en interview et c'est saisissant. Godard avait demandé à Huppert sur le tournage de Sauve qui peut (la vie), d'être le "visage de la souffrance". Les Dardenne visent à la fois la même clarté et la même abstraction. Et si la souffrance qui ouvre le film par le biais du visage tremblant de Lokita est implacable, il me semble que les frères ont retrouvé, après deux-trois films un peu cérébraux, une vitalité dans la mise en scène de l'action. Les Dardenne, au contraire de 90 % des cinéastes d'aujourd'hui qui se réclament d'eux, ne demandent pas tout à un visage, et c'est ainsi que leurs films périlleux s'en sortiront toujours. Il y a de moins en moins de mystère et de relief dans leur cinéma, mais ce sont toujours des metteurs en scène géniaux et lumineux. Moi, ça me suffit. Car la clarté de leur geste évite tout sentimentalisme, toute plainte, toute pesanteur fictionnelle.
Les deux jeunes acteurs injectent quelque chose de très beau dans leur cinéma qui ronronnait un petit peu. Ca court, ça se chamaille, ça traverse la nuit mais le jour est tout aussi cruel, peut-être plus, car il s'agit pour les deux faux-vrais-frères et sœur de se battre contre le visible. J'ai été bouleversé par deux plans : l'un, apparemment anodin, où Tori et Lokita s'échappent dans la forêt. Le soleil tape fort sur eux, Lokita boite et tient Tori par la main, on dirait qu'elle est une géante, que lui est le petit poucet, et qu'il s'agit de retrouver le royaume, comme Marion Cotillard dans Deux jours, une nuit, qui, en marchant, faisait comme ressurgir les décombres d'une cité engloutie où les gens se parlaient encore. Et puis, un plan où les deux personnages dévalent une dune de sable sur une petite planche souple trouvée là. Il y a une force burlesque dans le cinéma des frères. On lance une pièce en l'air (puisqu'on ne parle que d'argent) et on voit comment elle retombe. Un plaisir, une joie cruelle à voir des gens essayer de se réunir, de s'atteindre. La dernière fois que j'avais ressenti une émotion formelle avec leurs films, c'était quand on poussait Adèle Haenel dans un trou dans La Fille inconnue. Des trous, il y en a plein ici, c'est même par une série de trous dans le hangar de la plantation de cannabis que Tori démonte patiemment qu'il parvient à retrouver sa sœur. Et quand ils se retrouvent, ils se font un check.
Les Dardenne sont forts car la quête formelle du film prétend toujours diverger de la quête des personnages : Lokita veut ses papiers, les Dardenne veulent la voir étreindre son frère. Et les deux quêtes, à la fin, se réunissent : Lokita n'a pas eu ses papiers, Tori n'a pas pu enlacer sa sœur. Et ce sont ces deux choses qui sont insupportables, ces deux manques qui finissent par converger. La société virtualise les rapports sociaux, empêche les gens de se toucher, de se saisir le bras, de se caresser, de partager une sensualité commune autre que par un rapport d'asservissement et de prostitution (qui, ces dernières années, a eu le courage de filmer ça, avec une telle force ?). Les papiers, ce n'est qu'un prétexte pour organiser cet empêchement. Qu'importe que Tori et Lokita soient frères et sœurs ? Ce qui importe, c'est de voir ce petit poucet dévaler un couloir et dire en substance à l'assistante sociale : "mais pourquoi ne voyez vous pas que c'est ma sœur ? de quel droit ne le voyez vous pas ?" .
Je vois tant de réactions hostiles et agressives au film pour des raisons qui excèdent le cinéma, c'est insupportable. Moi, je serai toujours du côté des metteurs en scènes, des gens qui croient que la caméra ne sert pas à flouter mais à rendre visible. Bien entendu que plus leur cinéma avance, moins il est séduisant, poétique, il est clair que l'envie de démontrer prime aujourd'hui sur le "je sais pas" qui donnait la mesure de leur plus beau film, Le Fils. On est pas obligés de crier au chef-d'œuvre, mais on n'est pas obligé non plus de leur reprocher. Car dans ce film, c'est très clair, on voit : il y a toujours des routes, des bouts de forêts, un hangar, un homme dans le bus qui donne son chemin, un autre homme qui aide Tori à envoyer de l'argent en Afrique...Il ne s'agit pas de dire que le film est l'égal de L'Intendant Sansho, mais peut-être de dire qu'un film qui a compris la leçon formelle du cinéma de Mizoguchi ne peut qu'être, pour toujours, mon ami. A la fin, Tori dit "Maintenant t'es morte, et je vais être tout seul". C'est émouvant parce que je crois qu'à cet instant, les frères se parlent. Et quand ils seront morts tous les deux, nous leur dirons probablement la même chose.