Tori et Lokita représente les transactions de l’humain que l’on ne considère pas comme tel, que l’on ne reconnaît pas comme son semblable : la circulation des deux personnages, perpétuels migrants allant du centre aux lieux de plaisir qui composent la vie nocturne belge, en passant par les cuisines d’un restaurant italien peu recommandable et par l’entrepôt de culture de cannabis, révèle la circulation des espèces (billets, drogue) qui les accompagnent et qui, comme eux, demeurent cachés, illégaux. Les frères Dardenne nous donne accès aux coulisses d’une société malade et hypocrite au sein de laquelle les acteurs se masquent : « on ne t’a pas vue à l’église », reprochent les passeurs, jouant ainsi la carte de la religion ; de même, les services sociaux répondent par la négative à l’adolescente, mais de façon détournée : non, tu n’auras pas tes papiers car l’entretien a manqué de précision ; et quand il faut raisonner le jeune Tori qui ne comprend pas, périphrases et euphémismes se multiplient.
En fait, personne ne veut véritablement de Tori et de Lokita, mais tout le monde semble pourtant avoir besoin d’eux pour le bon fonctionnement des activités souterraines. Ce n’est pas un hasard si la caméra à l’épaule suit Tori de dos lorsqu’il pénètre dans le préfabriqué par le toit pour rejoindre sa sœur : l’enfant ne sait pas où il doit aller, improvise, se laisse guider par son amour dans un dédale de tuyaux et de passages étroits qui sont autant de pièges. Tous deux accomplissent une odyssée, en somme, qui nous immerge dans des espaces que l’on ne voit pas, que l’on ne connaît pas ; et la dernière sortie de route les jettera dans une zone indéfinie, friche industrielle en bord de route que l’on regarde parfois, lorsqu’on circule à côté, avec ce mélange de désintérêt et de crainte pour ce no man’s land que les cinéastes restituent dans sa sauvagerie et sa brutalité. Un immense long métrage porté par deux acteurs magistraux, Pablo Schils et Joely Mbundu.