Prendre soin des petits faits sociaux
Cioran écrivait quelque part (en y repensant, cela doit être dans ses Cahiers posthumes) qu'il était atteint d'un syndrome assez particulier : lorsqu'il lisait Tolstoï, il ne pouvait s'empêcher de le préférer sur le moment à Dostoïevski, et de le défendre bec et ongle ; mais, bien sûr, retournant plus tard à Dostoïevski, c'est auprès de l'auteur des Possédés qu'il se sentait finalement le plus proche, et faisait alors redescendre Tolstoï d'une marche sur le podium. Pour ma part, j'ai toujours associé, mais sans d'abord y réfléchir tout à fait, Naruse et Ozu : deux cinéastes japonais qui réalisent en effet, à la même époque, une série de films forts et magnifiques sur la vie ordinaire. Mais leur proximité ne s'arrête évidemment pas là : Naruse et Ozu se sont fréquentés et admiraient respectivement le travail de l'autre ; si bien qu'Ozu qualifia joliment un jour leur cinéma de cinéma "à voix basse", pour le distinguer de celui de Mizoguchi (voix moyenne, mais portée malgré tout, note Ozu, à s'élever) et Kurosawa (grand représentant du cinéma à voix haute). Or, mes sentiments envers ces deux cinéastes ne sont pas loin de ressembler à ceux de Cioran, donc, envers Tolstoï et Dostoïevski. Mon admiration, en particulier, ma fascination, mon intérêt cinématographique se portent infiniment vers Ozu, et bien sûr une très grande part de mon affection. Mais il reste à Naruse quelque chose d'inentamable, une partie de moi qui me semble profondément intime, très sensible et du domaine du vécu : il touche à ce quelque chose de la vie humaine - un quelque chose, bien sûr, d'un peu triste, de problématique, d'éreintant - qui me semble d'une très grande universalité (pour éviter d'employer cette expression si grande et si vague : "la condition humaine").
Cette longue introduction pour dire, à demi mot et bien maladroitement, ce que j'ai ressenti ce soir, en voyant Toute la famille travaille à la Maison de la culture du Japon à Paris : d'être à nouveau, et si merveilleusement, emporté par Naruse, tout en pensant fortement à Ozu ; de m'être laissé convaincre une nouvelle fois par le courant si naturel, si rapide, si évident de Naruse, loin de la raideur, du découpage et de la maîtrise trop ferme d'Ozu. Chez Naruse, quel plaisir de trouver ce montage rapide, sec, courant sans sentiment aucun d'une scène à l'autre. Tchekhov disait justement : "Les gens dînent, ne font que dîner, et pendant ce temps se construit leur bonheur ou se brise leur vie" ; cette idée est au cœur de Toute la famille travaille (mais ne l'est-elle pas, au fond, dans la majorité des films de Naruse ?). La famille dîne, nous la voyons à plusieurs reprises se partager le riz et les aliments très simples qu'elle peut seulement s'offrir ; et ces séquences (comparées à Ozu) nous semblent si profondément sincères, si réalistes : les gestes, les paroles, les regards ne subissent la pression d'aucun protocole ; une vraisemblance étonnante s'installe dans ces images ; on entend de la toux, des sifflements, des enfants tapent sur les autres, des plaisanteries fusent, quelques menus silences. Devant le film, je ne faisais aucun doute sur ma préférence : Naruse filme certes très simplement, sans manifester une esthétique particulière, mais comment ne pas voir que ces images sont plus réalistes que celles d'Ozu ?
Une histoire sans histoire, comme souvent : une famille assez pauvre ne survit que grâce au travail des enfants. Un jour, l'ainé s'adresse à son père pour lui demander quelques années de libre : il souhaite reprendre des études pour devenir ingénieur, ce qui réduira le budget familial d'un salaire qu'il apportait jusqu'à présent. Comme souvent chez Naruse, les situations sociales sont telles - du fait de l'enchevêtrement des désirs, de la contradiction des aspirations, de la confrontation entre la tradition et la modernité, de l'enlisement des destins, en bref de la complexité infinie des relations - qu'il n'existe à proprement parler aucune solution. La famille a raison de vouloir que les enfants participent à la survie de tous ; mais l'ainé a raison de vouloir espérer, et chercher à se construire une vie meilleure. Tous sont compréhensibles, mais aucune résolution, dans ce cinéma cruel parce que réaliste, ne viendra apporter une touche de fin harmonieuse. Cinéma non dialectique, et non idéaliste, le cinéma de Naruse filme sans mensonge une famille confrontée aux contradictions ordinaires de la vie.
Et pourtant... Ce Naruse là réussit à nous faire sourire, à nous donner de la joie voire même de l'espoir : non que la famille s'en sortira indemne, mais parce que Naruse, ici, filme avec une forme de lucidité qui lui est propre mais qui n'entame pas une certaine sérénité (la question, comme la pose Clément Rosset dans toute son œuvre philosophique, est toujours la même : la lucidité et le bonheur sont-ils compatibles ?). Et c'est ici qu'on retrouve Ozu : certes, Naruse n'est pas capable, ou du moins très rarement, de ces fins mélancoliquement paisibles et doucement heureuse à la Ozu ; et c'est ce qui fait, à mon avis, tout le charme mélangé, parfois même - peut-on le dire ? - un peu fade ou terne des films de Naruse : une sorte de suspension un peu neutre, un peu ambigu, des sentiments, ni de la joie ni de la peine, une sorte de saisissement profondément fort mais sans projet (je veux dire : sans morale, sans message, sans idéal) de la vie : simplement les choses, telles qu'elles se passent (comme dirait Barthes : le "tel quel" des choses). Le sentiment ne monte pas, ne submerge pas le spectateur ; tout cela est de l'ordre de la discrétion, comme une forme de politesse et de respect. C'est là, sans doute, à ce moment précis, que mon cœur penche à nouveau pour Ozu, que le souvenir de la fin de Printemps tardif ou de Voyage à Tokyo me revient, et que je le retrouve au final, après avoir vu un film de Naruse.
Cependant, il y a quelque chose que j'emporte avec moi, après un film de Naruse, que je conserve, et que je ne retrouve pas ailleurs ; comme un témoignage essentiel sur la difficulté de vivre ; comme une trace conservée, soignée, rapportée des vies invisibles et légèrement abîmées, parfois, que nous vivons. A travers les familles, les couples, les personnages de Naruse, je ne sais comment le dire, mais je retrouve une partie de mon enfance, de ma famille, de ma vie - jugement assez simpliste, je le reconnais, puisque nous pouvons sans doute le dire pour tous les grands réalisateurs, ou presque. Je le sais bien, et pourtant je ne le pense pas tout à fait. Je ne vois pas ma famille, lorsque je vois un film de Naruse (car, tout de même, mon attention durant le film n'est pas à ce point égocentrique). Mais comment expliquer alors que les films de Naruse font du bien, et même un bien merveilleux et si rare, si précieux, à mes souvenirs de famille, à certains souvenirs de mon enfance ? Comment expliquer qu'une de mes manières de prendre soin du souvenir de mes parents est de regarder un film de Naruse ? Platement, répondront certains, et je ne peux que leur donner en partie raison, parce que Naruse met en scène des gens qui affrontent avec difficulté la vie, et la plupart des grandes contraintes qui pèsent sur nous - sentimentales, affectives, familiales, sociales, monétaires, professionnelles - Naruse les expose dans ses films. Oui, bien sûr, mais...
Et ce "mais...", qui me semble bien réel, bien existant, est porteur d'un secret, ou disons plutôt d'un mystère qui ne cesse de me réjouir et de m'importer...