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Petit préambule personnel à cette critique (plein de spoilers). Entre le très encombrant Netflix et votre serviteur, ça n’a jamais été le grand amour. J'ignore la polémique sur la diffusion en salle (à l'égard de laquelle je partage à 100% la position d'onc' Spielberg, soit dit en passant) pour me concentrer sur la qualité des films que produit le géant. Certes, je suis loin d’avoir tout vu de leurs productions originales, mais la majorité de ce que j’ai visionné va du convenable (Okja, Cargo) au plantage plus ou moins déprimant (Bright, leur Crouching Tiger, The Cloverfield Paradox, I Am the Pretty Thing That Lives in the House, The Discovery, Death Note, Extinction, Mowgli, Bird Box, IO, Velvet Buzzsaw, et surtout l’impardonnable Mute)… faisant de réussites comme Gerald’s Game et The Meyerowitz Stories des exceptions confirmant une apparente règle. Je reconnais ne pas avoir encore vu le célébré Roma d’Alfonso Cuaron, mais tout le bien que je pourrais en penser ne suffirait pas à inverser la tendance, du moins à mes yeux.


Pouvait cependant y contribuer le pétaradant Triple Frontier, avec à la barre J.C. Chandor, metteur en scène aussi solide qu’insaisissable, puisque changeant de registre à chaque nouveau film, à qui l’on ne devait QUE des réussites (Margin Call, All Is Lost, et surtout le somptueux A Most Violent Year, un des meilleurs films de 2014), et à l’écran un casting quatre étoiles caractérisé tant par son talent moyen que par une virilité forte à propos. C’était une bonne occasion de placer UN bon thriller d’action dans son CV assez calamiteux dans ce domaine. Las !


TF est regardable (d'où la moyenne). Les amateurs du genre le trouveront même divertissant, sur leur écran plasma (pas d’autre choix, de toute façon, pas vrai, Netflix ?), un samedi soir, après une livraison de quatre fromages huit personnes. Parce que justement : Chandor est un cinéaste doté d’un solide sens de l’image qui sait créer de la tension avec une belle économie d'effets, et le casting met l’ambiance, à commencer par Oscar Isaac (très clairement le lead) et Pedro Pascal, suivis de très près par Garrett Hedlund et Charlie Hunnam (nous aborderons le cas Affleck un peu plus bas). On peut aussi compter sur l’imprévisibilité dont profite le deuxième acte du récit (puisque le fameux « casse » de la baraque du narcotrafiquant survient à mi-chemin), et la maîtrise de la plupart des scènes d’action, ce genre de choses qui fait penser « putain, mais POURQUOI ce truc n'est pas sorti en salles ?! », sans minimiser la richesse visuelle de la fiction télé à l'heure actuelle. À ce propos, oui, les amateurs de Narcos, une des meilleures séries originales de Netflix, trouveront en plusieurs endroits de TF la même atmosphère humide et pourrie, que l'on prend sans se faire prier. Bien qu’incapable de tenir les promesses de débandade sauvage qu’entretient sa première partie, le film assure un taux décent d’entertainment musclé et de suspense : au bout d’un moment, on se dit que n’importe lequel des protagonistes peut y passer, et à tout instant, voire tous ensemble sous un déluge karmique de balles narcotragiques.


Mais au-delà de ça ? Au-delà de ça... un énième pétard mouillé. Oui, on apprécie le premier acte, classique mais efficace, centré sur l’inévitable formation de l’équipe où pointent les premiers signes de caractérisation (Pope le tourmenté, Ironhead la voix de la morale, Ben l'écorché vif, Catfish le pragmatique, et Redfly l'élément imprévisible). Mais c’est justement le terreau de toutes les promesses (à quel point cela va mal tourner ?). Et les premiers couacs du récit surviennent très tôt, dès le second acte, en fait, qui démarre sur les repérages et la réalisation du casse (au demeurant bien placé d'un point de vue narratif, car on l’attendait bien plus tard). Une des promesses de TF, c’est celle d’un film d’action sérieux, c’est-à-dire plus réaliste que cartoonesque dans sa peinture de la situation colombienne, dans son portrait psychologique d’ex-Forces Spéciales, et dans sa reconstitution de leurs pratiques de terrain (stratégie, tactique, etc.). Pas de l’Expendables, en gros. Or, dans la pratique, la prometteuse « opération » manque déjà sérieusement de gueule. L’action n’y est pas MAL filmée, mais tout est bien trop facile. Et plus elle progresse, plus on comprend que Chandor et son coscénariste Mark Boal, à qui l’on doit pourtant Démineurs et Zero Dark Thirty, s’y sont pris par-dessus la jambe : mentionnons l’absence de silencieux sur les armes des protagonistes, et surtout cette scène ubuesque où les protagonistes s'affairent à dévaliser les murs de narcodollars en ricanant, sans qu'aucun d'eux ne couvre leurs arrières, alors qu’ils savent très bien qu’une partie des hommes du boss Lorea sont sur le chemin du retour. D'autres problèmes de réalisme se poseront par la suite, notamment concernant la blessure au flanc d'Ironhead, que ce dernier semble lui-même oublier à partir d’un certain point, et la traversée à pied de l’inhospitalière Cordillère des Andes, canon à voir, mais pas très crédible à suivre (cinq jours à pieds, sans nourriture ni eau ? C’est cela, oui). En gros : on y croit BIEN moins qu’on ne le souhaitait. Que l'on aurait dû.


Au stade du casse, le spectateur un minimum exigeant est cependant disposé à tolérer une autre petite énormité qu’est la transformation d’ex-Forces Spéciales (soit pas des conscrits à la ramasse) en gamines hystériques à la simple vue d'une montagne de billets : TF n’est pas ce qu’on attendait, ce n’est pas un simple film d’action, mais une fable noire sur l'avarice, cette corruption du cœur des hommes. De ce point de vue, le film de Chandor fait mouche à plusieurs reprises, même s’il manque un peu de nuance (plus les protagonistes avancent, moins le déplacement de leur magot est simple, et plus ils en ont lourd sur la conscience…). Toute la partie dans l'hélicoptère, qui trouve son acmé lors de la tentative de survol d’une barrière de montagnes, est aussi pathétique (dans le bon sens) que tendue. Le fait que les protagonistes, à la base présentés comme les « best of the best », se retrouvent vite dépassés par leurs faiblesses surprend, et c’est un sentiment agréable. Nous n’avons pas affaire à une A-Team (la V.O. de L'Agence Tous Risques). L’ambiance n’était de toute façon pas très raccord. Et une fois passé le crash de l’hélicoptère, et constatée la merde noire dans laquelle se trouve la bande, on sait que leur avidité va se payer bien, bien salement.


Seulement, problème : ce constat tue le suspense. On voit le « tout ça pour ça » arriver à cent kilomètres, et le « comment » n’importe pas assez. Ainsi le dernier acte, censé être la partie la plus tendue du récit, fait un peu plouf, même avec son twist létal (la mort de Redfly), et jusqu'à son climax aussi prévisible que convenu, poursuite en bagnole ressemblant à une case scénaristique d’épisode de Hawaii 5-0. On apprécie l’idée de voir ces gaillards payer bien, bien salement leur avidité ; le personnage de Redfly (Ben Affleck), obnubilé par les billets verts, rappelle celui que jouait Waise Lee dans Une Balle dans la Tête, de John Woo. Et allez savoir pourquoi, l’image grotesque de ces super-tueurs soudain réduits à des petits bonshommes traînant piteusement leurs montagnes de dollars m’a rappelé Aguirre ou la Colère de Dieu, ou plutôt une suite moderne, où le personnage principal aurait fini par trouver son or, mais se retrouverait incapable de le transporter, tout seul, sur son misérable rafiot. Mais ce genre de réflexion est plus le fait du public que des auteurs du film. Dans les faits, la métaphore, lourde dès le départ mais méritant le bénéfice du doute, endommagera le suspense, et ne sera jamais allégée par une écriture nuancée… ressemblant donc à une fausse bonne idée.


Parce que le scénario de TF, comme indiqué plus haut, n’est pas son point fort. On aurait pardonné au film sa prévisibilité si son troisième acte avait été captivant, mais c'est justement LÀ, au moment où l’action se raréfie et où le « drama » revêt une importance cruciale, que se paient le plus ses carences d’écriture, à commencer par le manque d’épaisseur de ses personnages. On ne sait quasiment rien d’eux, en dehors de Pope (Oscar Isaac), dont on sait UN PEU plus de choses puisqu’il est le lead*, notamment ses motivations, via son discours maint fois répété, et le fait qu’il a le béguin pour une Colombienne l’attendant peut-être en Australie. Et, vaguement, de Redfly, dont on entrevoit l’adolescente de fille (pour ne plus jamais la revoir, par la suite) et comprend qu’être agent immobilier ne lui rapporte clairement pas assez. Aucun autre, ni même eux, n’a d’arc à proprement parler (même dans Arma-fucking-geddon, ils ont des arcs !). Leurs relations sont tout aussi négligées : par exemple, pourquoi tant de respect pour Redfly ? On entend les autres le traiter comme un putain de maître Jedi, mais son « génie » ne transparaît à aucun moment. Ne pouvait-on pas avoir deux ou trois détails de leur passé commun sur le front, que ce soit sous la forme de flashbacks, ou bien simplement rapportés ? Autre exemple, on ne ressent jamais vraiment le lien du sang qui lie les deux frères Miller : Ben (Hedlund) et Ironhead (Hunnam) auraient été des potes de lycées que ça n’aurait rien changé. Et pour parfaire le tableau, les acteurs ne sont pas vraiment aidés par des dialogues assez médiocres (« Hey man, je suis désolé d’avoir dit toutes ces saloperies, tout à l’heure. J’ai abusé. » « Non mec, c'est moi qui ai abusé. » « Non, vraiment, pardon. » « Non, non, j’insiste. »). Les bérets verts de Predator sont à peu près aussi travaillés, mais Predator ne demandait pas au public de se sentir impliqué émotionnellement, ni de partager le malaise existentiel de ses personnages, ni de poser un regard sans concession sur les dilemmes moraux de la guerre et sur la réinsertion sociale des vétérans… alors que TF, oui. Du coup, le film ne peut QUE morfler, une fois que le spectateur réalise qu’il ne se sent pas vraiment impliqué émotionnellement dans cette affaire, malgré la performance habitée du toujours génial Oscar Isaac, dont le tiraillement intérieur est la seule chose qui touche un tant soi peu. Les autres n’ont pas les outils nécessaires pour sauver leurs personnages, malgré tout le bien qu’on pense d’eux, que ce soit Hedlund, toujours impeccable en écorché vif, Hunnam, convaincant en compas moral comme il l’était dans les premières saisons de Sons of Anarchy (rien à cirer de ce qu’on peut dire de lui), ou Pedro Pascal, acteur doué pour faire passer un maximum de sentiments en un minimum d’efforts, et qui, au passage, établit le pont avec Narcos. J’ai annoncé, plus haut, que le cas Ben Affleck serait abordé : lui, en revanche, est un boulet intégral, bouffi, apathique, donnant l’impression de dormir debout, et d’être là juste pour payer le loyer. Considérant qu’il joue le personnage le plus problématique du récit, puisque celui dont l’avidité conduit au drame, c’est… justement problématique. Vous l’avez compris : en théorie, on pardonne au film de ne pas avoir d'antagoniste (Lorea est insignifiant) puisque ses protagonistes sont leurs propres pires ennemis, mais dans l’exécution, le résultat est trop faible pour captiver.


De fait, TF avait besoin d’action, de boum-boum, et de préférence du boum-boum bien hardcore et désespéré, à la Du Sang et des Larmes, de Peter Berg. En fait, ce à quoi bien des spectateurs s’attendaient, une fois compris que le troisième acte allait être un plan lose total... mais un film n’est pas OBLIGÉ de surprendre pour être bon ! Or, en matière d'action, passé un prologue explosif rappelant un peu Sicario (notamment ses toutes premières minutes, avec leurs vues aériennes d'un convoi de SUV noirs traversant les dédales d’une banlieue sud-américaine), TF entame un processus d'affaissement lent mais irrésistible, si bien que la susmentionnée course-poursuite finale sur la plage donne l'impression d'avoir été tournée et montée sous perfusion de Lexomil. Le film de Chandor reste très beau à voir jusqu’au bout (louons la photographie de Roman Vasyanov, qui a dû composer avec une considérable variété de décors), mais on a l’impression que son inspiration et son énergie se sont enlisées en même temps que ses personnages dans leur fuite désespérée. L’absence de musique originale notable, à laquelle Chandor a préféré une compilation peu inspirée de tubes de hard rock (on a du Metallica, du CCR, du Pantera…), contribue à ce manque de caractère. Au bout du compte, la troupe de Chandor n’a pas des airs de A-Team qui aurait mal tourné, mais de B-, voire de C-Team. Et son twist de toute fin, ou plutôt la piteuse tentative de twist qu’il effectue en révélant qu’Ironhead a noté les coordonnées de l’endroit où le groupe a jeté ses derniers sacs de billets, dit combien son récit est à la ramasse : noter les coordonnées, n'est-ce pas une des premières réflexions que le spectateur s’était fait, en regardant cette scène ?


On peut trouver un intérêt dans l’ambiguïté morale de ses protagonistes. Le fait, par exemple, qu’ils partent avec les intentions les moins meurtrières du monde (tout au plus, assassiner un narcotrafiquant patibulaire), pour in fine zigouiller plein de monde. On peut même y lire une critique de la politique étrangère de l'Oncle Sam, pleine de bons sentiments messianiques (en tout cas, officiellement), au final responsable de boucheries propres à la real politik. Mais c’est quand même du gros ouvrage. D'abord, comment être séduit par ladite ambiguïté morale de personnages quand leur sort importe peu ? Ensuite, l’humanisme du film fait plus sourire qu’autre chose, lorsqu’il ressemble à Pope refusant de toucher à UN cheveu d’un soudard du cartel sous prétexte qu’il a moins de dix-huit ans, ou transforme les protagonistes en Mère Teresa lors de cet épilogue mal foutu où ces derniers décident presque en cœur de refiler leur part à la famille de leur camarade défunt ! TF prend ses personnages de machines de guerre pragmatiques et essaie de retourner la crêpe sans casse, mais ça ne marche qu’à moitié : en se voulant à la fois un hommage aux braves ET un récit sur l'avarice, il devient moralement assez inconsistant, comme ses personnages lorsqu’ils font un feu de joie avec toute une valise de billets (en ricanant là aussi), alors qu’ils luttent comme des malades pour sauver les meubles depuis une heure. Parfois, leurs échanges faiblards leur donneront même des airs d'assister à une thérapie de groupe contre la fameuse masculinité toxique. Allez, les gars, un peu de couilles, quoi.


Triple Frontière est donc une occasion loupée de thriller brut. De l'entertainment passable, mais peu convaincant, alors que l'on est en droit d'attendre mieux du cinéma amerloque. Mais en même temps, ce n'est pas exactement un film américain : c'est un film Netflix. Rien à voir...

Full-Metal-Critic
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le 16 mars 2019

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