" Dans la langue russe il existe un mot courant pour désigner ces reflets de soleil qu'on fait se balader sur un mur ou dans une pièce avec un miroir de poche
un miroir d'eau n'importe
un mot courant pour eux ce genre de reflet est une chose qu'on nomme un objet de dictionnaire puisqu'on lui a donné nom
un mot courant comme vous et moi un mot comme l'arbre et la femme un mot
qui lui appartient bien qu'il serve à désigner aussi dans les champs ou sur les chemins dans les phares d'auto qui fuit un animal rapide
mais on le dit sans penser au lièvre car c'est du lièvre qu'il s'agit comme beaucoup de mots qui ont double emploi sans qu'on y pense à moins que ce soit pour le calembour ou la poésie
ce reflet qui court sur le mur est donc un lièvre
Il en a
la rousseur autant que la vélocité j'ajouterais
volontiers pour ma part il en a les oreilles bien
que rien ne puisse justifier cette prétention-là
plus que la poltronnerie on ne sait pourquoi légendaire du reflet
Un lièvre court à en mourir et son coeur bat ah comme il bat
Moi j'aurais dit à cause de ce coeur courageux comme un lièvre
Pour nous qui n'avons pas de mot distinguant d'une autre cette lumière fugitive ce halo qui saute il faut donc en tous cas
que ce lièvre soit une image"

Aragon, Les poètes

Comme dans La double vie de véronique (et c'est parce que l'opérateur est le même, peut-être aussi, l'oeil de celui qui dirige), ce sont ces lièvres sur le visage et sur les murs, ces lièvres bleus ici, qui donnent au film une couleur, une couleur cristalline, aqueuse, mais pourtant chaude, attendait-on cela d'une telle couleur !

Julie elle pleure comme une statue mal essuyée au niveau des yeux. Elle est la dignité de marbre de ceux qui souffrent, de ceux qui n'ont plus de vie. Et que lui reste t-il, sinon cette musique qui va et qui vient dans sa tête, dans la rue, dans les dents rouillées d'un camion poubelle. Partout partout. C'est tout ce qui demeure : le bleu, non de Paris, non des humains, non de la mort, mais son bleu à elle de douleur, fugitif. Bleu de la proximité, de ce même espace qui sépare la larme de la joue quand on pleure. Un bleu qui court sur sa peau, et qui la noie comme une enfant dans l'eau, un bleu en lunette qui rend son monde si petit que "le sucre bête" qui se recouvre du "café imbécile", devient si important dans ce qu'il a d'insignifiant, de minuscule.

Il y a un savoir du visage humain, après c'est l'inclinaison de l'oeil artiste qui décide - le temps - la promiscuité - le profil - la lumière. Mais toujours un visage vient recouvrir un coeur, parce que spectateur, nous ne connaissons rien d'une oeuvre, nous attendons d'elle qu'elle se déroule, mais la seule chose qui est connue de nous, c'est le visage, et de l'imposer comme une évidence, encadré ainsi par ce néant du hors-champ, et qui dure, ces yeux écarquillés, cette nuit sur sa peau, ce frisson sur ses lèvres. Nous reconnaissons tout, ce qui fait le coeur palpiter, comme le lièvre en panique partout sur les murs sur les corps, sur tout.

Humilité de Kieslowski - l'artiste est celui qui voit le petit et le rend grand sans en changer la taille. Le bleu c'est précisément la petitesse d'une lumière enfermée dans un ovale d'ombre, précisément aussi le caillou diaphane d'un lustre déchiré, et par où passe la nuit pour recouvrir les objets, prisme qui déforme, qui court, et fait ressortir les veines de l'image (le lièvre est une image, oui, Bleu est un reflet filmé).

Binoche a tout décidé. C'est elle qui a décidé d'adopter telle ou telle expression, elle qui a décidé de n'être pas nue à cet instant-là, elle qui grondait Krzystof parce qu'il voulait faire de son cil un pantin, de sa paupière un coffre-fort, elle qui lui disait "laisse-moi faire comme je veux", elle-même qui décidait de ses postures quand le réalisateur n'avait plus d'imagination. Hitchcock disait "les acteurs c'est du bétail" : Hitchcock est un con.

Quand l'écran devient noir, et que la musique se met à dévorer l'image : c'est la pensée de Julie, la pensée silencieuse et bleue, et pourtant d'un silence bruyant, le même bruit qu'un coeur qui bat : le noir devient bleu à une certaine distance de la peau, quand il n'y a plus de rue à traverser, de distance à signifier : toujours, c'est la nuit qui prend le pas sur tout le reste. Bleu, c'est un sourire et des larmes, ce que j'appelle depuis toujours "beauté triste".
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le 21 avr. 2012

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