Pour le spectateur fidèle à Arnaud Desplechin et après l’expérience américaine de Jimmy P., Trois souvenirs a tout du retour nostalgique sur les terrains familiers de sa filmographie. Le Roubaix de la Vie des Morts et d’Un conte de Noël, la famille, et les atermoiements du personnage de Comment je me suis disputé… sont les composantes de ce nouvel opus qui affiche avec fraicheur son désir d’en découdre avec les circonvolutions de la jeunesse.
On retrouve avec bonheur la tonalité propre au cinéaste, notamment par l’entremise d’un Amalric décliné en trois âges : un enfant qui lui ressemble à s’y méprendre, et Quentin Dolmaire, sa version adolescente qui assume la lourde tâche de composer un personnage qui porterait en germe tout ce que deviendra le jeu si singulier de l’acteur fétiche de Desplechin. Diction, recul à la fois étonné et enthousiaste sur les contradictions inhérentes à l’humanité, tout fonctionne chez ce jeune homme. Avec lui se déploie la tonalité propre au film, et qui fait la quintessence de l’œuvre du cinéaste : littéraire, très français, d’une grande lucidité, jouant des contrastes entre les passions à l’œuvre et le commentaire avisé qu’on en fait.
Car c’est bien là le cœur du projet : la navigation dans le temps et les divers regards qu’elle occasionne sur ce qui a fait de nous des êtres sensibles. De la mort elliptique d’une mère aliénée à la passion amoureuse adolescente, de la vie étudiante parisienne à la découverte de l’anthropologie, Desplechin nous invite dans le dédale émotionnel du parcours de Dédalus. Par le biais d’un récit d’espionnage, l’identité fragmentaire du protagoniste se trouve même dédoublée, permettant à un nouvel alter ego de s’épanouir loin du carcan soviétique, métaphore du projet narratif : reconstituer sans les joindre totalement les fragments d’une individualité en devenir, loger l’émotion dans la reconstitution d’épiphanies comme dans les béances d’ellipses violentes.
Pour accompagner cette odyssée intime, cette plongée dans les souvenirs (la phrase de Perec, « Je me souviens ouvrant à plusieurs reprises le film), Desplechin soigne particulièrement sa photographie et parvient à magnifier les bâtisses de Roubaix, la brique et le bleuté du petit matin des fêtes adolescentes, les jardins pelés de l’enfance et les rues décaties. Décomplexé dans sa mise en scène, il s’essaie au cache à l’iris, au split screen, sature de musique et de marivaudage des 80’s son récit qui confère à cette jeunesse aussi débridée que mélancolique une authenticité évidente.
Cette alternance entre voix off, retours à un présent désenchanté et fulgurances de la jeunesse épaissit progressivement une banale chronique en voyage éminemment littéraire et psychanalytique (le rapport à la mère, à la prof, à la tante, à l’amante) sans jamais tomber dans les lourdeurs que peuvent occasionner de telles ambitions.
Trois souvenirs, enfin traite avant tout d’un sujet, notamment par le déséquilibre volontaire accordé aux différents segments : celui d’une passion amoureuse. Voir Desplechin s’essayer au lyrisme est un plaisir rare. Combiner cette distance de l’analyste et ce refus du sentimentalisme à la plongée la plus frontale dans la découverte du sentiment amoureux constitue la prise de risque – et la réussite – majeure de son film.
Incarnée par Lou Roy –Collinet, la figure d’Esther synthétise à elle seule l’indicible humain que le cinéaste explore depuis les origines : contradictoire, passionné, cruel, abandonné à sa passion, solaire et au bord du gouffre.
L’Epilogue, un retour abrupt au présent des quinquagénaires après la longue immersion dans l’aube de la vingtaine, joue de cette double détente : brutalité de l’ellipse sur le sort d’Esther et la façon dont les adultes restent, en dépit des décennies, marqués à jamais par l’expérience amoureuse.
Un mot, à lui seul, répété à plusieurs reprises, circonscrit le projet d’un auteur à la recherche de l’authenticité. Il dit l’évidence de la rencontre, les regrets de la perte, il dit aussi la prise de conscience de ce que fut l’amour, la découverte du Beau et de la Vérité, et qu’ici seul l’adulte peut définir lorsque son adolescence est devenue un chapitre éloigné de sa vie. Il dit qu’une vie humaine se résume à un seul amour qui la marquera à jamais, et qui méritera qu’on lui consacre l’œuvre du souvenir : intact.
(8.5/10)