C'est découpé comme un livre (prologue ; souvenir 1 : petite enfance en famille ; souvenir 2 : voyage scolaire en URSS avec un copain juif ; souvenir 3 : Esther, le grand amour de ses 19-25 ans et probablement de sa vie ; épilogue), mais c'est un très beau film (son troisième, après "Rois et reine" et "Un conte de Noël), d'une qualité rarissimement atteinte par le cinéma français d'aujourd'hui. Une oeuvre sensible, lumineuse, impressionniste, pleine de nostalgie. Il y a chez Depleschin la volonté touchante de magnifier autant que possible les souvenirs de sa jeunesse, comme s'il cherchait à se laver d'on ne sait quelle faute. Il y a un questionnement de la vie et du vécu, une méditation sous-jacente sur la fuite du temps et, encore une fois, le besoin de magnifier le quotidien (notamment par une photographie qui parfois émerveille ; je pense par ex. à ce couloir de Sorbonne sur un banc duquel le "héros" Paul Dédalus s'assied accablé, quand il entame son doctorat d'anthropologie ; un plan d'1 mn 30, un couloir vieillot et banal mais transfiguré par une lumière "à la Claude Lorrain").
Magnifier les péripéties de son enfance, sa famille, sa maison et ville natales, les faits d'armes vrais ou imaginaires, en tout cas rocambolesques, de son adolescence (à 16 ans, il permet à un jeune juif russe bloqué à Minsk de partir pour Israël en lui donnant son passeport), ses études à Paris, et surtout une longue, romanesque et littéraire idylle avec cette Esther de seize ans risque-tout, libre, "libérée" mais bien sûr fragile, qui l'aimait et qu'il aimait... et ils se le sont dit de toutes les façons et notamment par des centaines de lettres. On sent aussi, chez le réalisateur, un besoin de s'expliquer, de se justifier : il (son double cinématographique) aimait vraiment Esther mais étant sans le sou, il avait son chemin de mec à tracer, sa vie à construire, à gagner et ça, forcément ailleurs qu'à Roubaix. Sûr que l'amour d'une fille passionnée regimbe puis s'étiole quand son gars rêve du Bénin ou part cinq ans au Tadjikistan... Cette longue attente, ces milliers de km entre eux, Esther ne pouvait pas les supporter. Elle préféra rompre.
L'épilogue, des années plus tard, est forcément mélancolique. Paul Dédalus a intégré le Quai d'Orsay, il a maintenant la quarantaine. Il vit seul et n'est pas malheureux... jusqu'à ce concert à l'Opéra et, à la sortie, la rencontre d'un ex-"très proche ami" de sa jeunesse roubaisienne, qui lui présente son épouse et voilà soudain ranimées l'amertume, la douleur de Paul d'avoir perdu Esther, le grand, l'inoubliable amour de sa vie.
Ce n'est qu'une fois notre jeunesse évanouie et nos amours mortes que nous sommes enfin capables, en revisitant nos souvenirs, de les apprécier pleinement et de tenter de faire, des poignants regrets qu'ils suscitent, une oeuvre d'art "plus belle que la vie". Depleschin, au fond, ne nous dit pas autre chose (et notamment, qu'il aurait pu avoir une autre vie, moins réussie professionnellement et néanmoins plus heureuse si... comme son père, il s'était sacrifié à la femme aimée), mais sa façon de nous le confier, bouleversante, en fait tout le prix.