Paul Dédalus – un patronyme en soi labyrinthique – est-il le double, l’alter ego, le fruit de l’imagination du réalisateur nordiste Arnaud Desplechin ? Sans doute tout à a fois, en tout cas une figure récurrente depuis le fondateur Comment je me suis disputé…jusqu’au Conte de Noël. À travers ce jumeau fictionnel, le réalisateur de Rois et Reine a toujours abordé les thèmes de la mort, de la relation conflictuelle à la mère et de la judéité, tout en s’intéressant aux enjeux et conséquences de la géopolitique contemporaine, influencé en cela par son frère Fabrice, diplomate et acteur occasionnel de ses premiers films.
Si nous avions jusqu’alors vu Paul Dédalus (généralement interprété par Mathieu Amalric, autre double devant la caméra du cinéaste) se débattre avec sa vie de jeune adulte, nous ignorions à peu près tout de son enfance et de son adolescence. Dans une démarche à la Perec, Arnaud Desplechin revient sur trois souvenirs, mais pas n’importe lesquels : l’intensité, la dramaturgie et le caractère exceptionnel de cette triple réminiscence sont aptes à façonner, sinon à déterminer, la personnalité d’un garçon n’aimant pas sa mère, frappé par un père éperdu de chagrin dont les coups se semblent pas atteindre leur destinataire, puis d’un lycéen confronté à une certaine réalité de la Guerre froide, enfin d’un étudiant en anthropologie amoureux fou d’Esther.
Les trois souvenirs n’occupent pas une place identique dans le film. En effet, les deux premiers réunis représentent environ le tiers de l’ensemble, les deux autres consacrés à l’histoire d’amour entre les deux jeunes gens. Cette disparité qui pourrait aisément faire naître de la frustration – tant les deux fragments inauguraux seraient d’évidence des longs-métrages en puissance – est probablement justifiée par la porosité et la sélectivité d’une mémoire disposée à édulcorer, voire rejeter, un événement traumatique (la mort d’une mère vécue prétendument sans affect ni douleur) ou mineur (la perte organisée de papiers d’identité à Moscou et la livraison d’argent aux Juifs russes) parce que davantage subi que choisi. Paul Dédalus se place dans la volonté et le choix en convoitant et séduisant Esther.
Ainsi le film apparait-il à la fois comme une synthèse de l’œuvre du réalisateur et comme un travail d’introduction de celle-ci. Néanmoins, nul n’est besoin de connaitre l’univers d’Arnaud Desplechin pour apprécier à sa juste valeur ce grand film romanesque, intelligent et sensible. Bien sûr, les connaisseurs de la filmographie de l’auteur de Esther Kahn ne manqueront pas de repérer tous les indices (Roubaix, les patronymes, la structure de la famille avec la présence du cousin et plus généralement les événements liés à cette famille), mais au-delà de l’impression de se promener en territoire connu, de se perdre avec bonheur dans le dédale des souvenirs, dans ce puzzle mémoriel et romanesque brillamment construit, ils succomberont au charme des deux jeunes interprètes, aux dialogues brillants et littéraires, à cette relecture et cette réécriture où la mémoire sélectionne, embellit ou oblitère.