Ce qui oppose généralement dans les genres l'aventure de l'anticipation, c'est l'adhésion des personnages au monde qui les contient. D'un côté vous avez Jules Vernes, de l'autre Welles (H.G, pas Orson). Chez Vernes, l'aventure est au pas de la porte, chez Welles, il y a un ailleurs. Si le délire fictionnel dénonce une insatisfaction, de l'aventure à la science fiction, cette insatisfaction ne relève pas du même ordre. Dans l'une elle est circonstancielle, dans l'autre ontologique. La fiction d'aventure confesse une foi dans la bonté du monde, un optimisme dans le progrès, la science fiction énonce un pessimisme qu'elle partage avec le merveilleux et qui est au principe même de la création d'une réalité alternative. C'est ainsi que chez les grands créateurs de monde, l'imaginaire lui-même procède d'un tragique et, quelle que soit l'issue, elle ne saurait être absolument lumineuse.
L'univers de Tron est retors à se laisser enfermer. C'est qu'il procède encore des deux, précisément parce que l'ailleurs est une création de l'homme, et que, par conséquent, il tend à lui demeurer contingent. Et c'est dans ce battement du ni tout à fait ailleurs ni tout à fait là que Tron attise la curiosité.
On a déjà beaucoup parlé de la nouveauté de l'image et j'y reviendrai simplement pour remarquer que dans la forme, Tron est sans héritier. C'est en effet un ovni, un objet à peine apparu dans sa fulgurance à l'aube des années 80 que déjà disparu.
Nourri à la fois des attentes et des angoisses que suscite l'informatique naissant, l'univers de Tron ne laisse pas de déranger. Tout Tron se passe de nuit et baigne ainsi dans une atmosphère inquiétante, permettant l'édification d'un monde de lumières artificielles.
Voilà un monde où les programmes se voient dotés d'existence. L'idée est que les échanges à l'intérieur des systèmes d'information sont portés par des « entités », les programmes, et qu'au mot, la carte à puce se transforme en une cartographie de voies, où ceux-ci évoluent, contrôlés par les systèmes de surveillance que sont les antivirus, les pare-feu, les détecteurs de défaillance système, en réalité une véritable police de l'information. Quoi d'autre alors qu'un univers fasciste ? Le bon fonctionnement de mon ordinateur est garanti par le bon fonctionnement de chacun de ses programmes, par la destruction de ceux qui seraient défaillants, de ceux qui voudraient y pénétrer sans autorisation. Il n'y a pas de problème. Et croire à du vivant là-dessous relève de la plus puérile imagination. Et simplement Tron trouve son intérêt dans l'échange entre les deux mondes que sont le virtuel et le réel. Un argument quelconque permet au personnage principal, Flynn, de se retrouver projeté dans le virtuel où il est accueilli comme un virus et doit être détruit.
Dans le monde réel, un usurpateur dirige Encom, une grande entreprise d'informatique et détient un ordinateur extrêmement puissant, le MCP, dont l'objectif est de veiller aux intérêts de la société en exerçant un contrôle toujours accru sur toute menace susceptible. L'ordinateur s'émancipe petit à petit de sa mission et use de ses prérogatives à son propre avantage pour étendre ses capacités. Flynn qui s'est vu voler le fruit de ses recherches, voulant prouver ses prétentions, se retrouve projeté malgré lui dans le système, en un monde appelé « la Grille », se démène pour en sortir et après de nombreuses péripéties y parviendra en récupérant la preuve et en détruisant le système, puis deviendra le nouveau PDG de Encom. Le soleil ne finit par se lever que pour la promotion de Flynn et c'est là que Tron affirme en un bel happy-end sa foi dans le progrès et dans une résolution pratique des enjeux soulevés.
Par la mises en parallèle des ambitions de l'entreprise d'une part et de celle de l'ordinateur de l'autre, Tron parvient à trouver un propos intelligent. Dans la Grille chaque programme porte le visage de son créateur. Et il faut noter que le programme du PDG d'Encom, est, en tant que programme, au service du MCP – inversion des rôles troublant. C'est alors que le monde virtuel se présente comme le reflet du nôtre, et que Tron trouve à la fois son propos politique et métaphysique. Si, sans s'en rendre compte, ayant l'impression de mener une existence, les programmes sont des créations et servent un objectif qui les dépasse, les desseins de l'utilisateur, qu'en est-il de nous ?
Et c'est la grande force de Tron, malgré une grande naïveté dans le propos, d'interroger l'évidence de nos rapports d'assujettissement. D'abord dans l'interaction homme-machine, mais encore et surtout, dans notre conduite quotidienne : qui servons-nous ? Ne suis-je pas moi-même qu'une fonction, qu'un programme ? Et de ce point de vue-là, Tron aura bien Matrix dans la liste de ses héritiers, et sans doute les frères Wachowski se seront-ils souvenu de cet avertissement : « les bécanes et les programmes vont réfléchir et nous on ira faire un somme. »
Il est seulement regrettable que le film pèche par son optimisme gratuit, et par là donne lieu à de nombreux changement de tonalité, semble parfois brouillon. On imagine l'influence d'une production Disney au travers de laquelle percent de très belles idées.