My name is Mel, and my mind is Fire and Grace
25ème minute de Braveheart : alors qu’une petite communauté écossaise célèbre une nouvelle union en son sein, réplique à sa petite échelle de la grande alliance autrefois contractée entre le Dieu de l’amour et les adeptes de son culte, les anglais débarquent et stoppent net la fiesta. À leur tête : un seigneur local venu rompre ladite union en faisant valoir son anachronique droit de cuissage à l’encontre de la jeune vierge fraîchement mariée. Les rires laissent place à un lourd silence, une ombre vient voiler tous les regards et, alors qu’on en vient aux mains, prémices à de plus phalliques engins ne demandant qu’à sortir de leurs fourreaux, voici que le temps se fige comme sous l’action d’un professeur Xavier, laissant la victime désignée, tel le Christ au mont des Oliviers, s’offrir volontairement à ses bourreaux.
Filmant cette scène-somme de son œuvre au moyen d’un très léger ralenti, figure centrale de son système formel, Mel Gibson fait de l’intervention de sa sainte une pure action de grâce. Celle qui, d’un simple geste ralentissant le cours du temps, fait avorter la violence avant qu’elle ne fasse couler le sang. Et cependant, par ce geste même, celui du martyr allant au-devant de son funeste destin, mais aussi celui consistant à remettre le couvercle sur une marmite menaçant depuis déjà longtemps de déborder, la jeune femme refoule-t-elle une fois de trop un désir de révolte et de vengeance qui ne manquera pas d’exploser à la prochaine occasion. Et cette fois de façon telle que personne ne saura plus arrêter le massacre.
Ainsi la paix est-elle ici, comme souvent chez Mel Gibson, illusoire dans un premier temps et incertaine pour ceux à venir. Une paix en sursis permanent, à l’image de l’alcoolique abstinent. Celui qui sait que ce genre de chose n’est pas fait pour durer. Et que la « pulsion de mort » qui coule dans nos veines depuis Mathusalem, et bien c’est comme du chiendent. D’où peut-être l’impression d’irréalité, comme embaumée par un voile de nostalgie consciente d’elle-même, qui se dégage du premier acte de Tu ne tueras point (cf. cette lumière baignant de ses bienveillants rayons la reconstitution d’un sanctuaire étatsunien que l’onde choc de Pearl Harbor parait ne pas avoir atteint). Ou bien encore de ce sourire niais qui semble ne pas vouloir quitter le visage d’Andrew Garfield, si ce n’est lorsque ses yeux se décollent enfin de sa bien-aimée pour venir se poser sur un visage meurtri, ou bien sur un écran où, étrangement, apparaît enfin quelque chose de réel, quelque part loin, très loin à l’Est de son Eden.
La seule véritable grâce possible alors, pour nous autres, pauvres humains condamnés dans quasi tous les films du cinéaste à s’entredéchirer, semble n’être accessible que dans l’acte (super)héroïque ultime. Celui, christique évidemment, consistant à prendre sur soi tout le mal que nous nous infligeons quotidiennement, et à souffrir son intolérable violence assez longtemps pour que, de ce « spectacle » exemplaire et profondément traumatisant, voire même parfois pornographique et dérangeant, un désir de justice et d’altruisme au moins aussi fort et violent naisse. Et que les uns et les autres, de nouveau liés par le ciment de la compassion, raccommodent le lien défait de l’humanité. Ou, a minima, qu’ils survivent assez longtemps pour voir se profiler à l’horizon la tabula rasa des fous de la croix...
Autrement dit : si certains multiplient les pains, Mel Gibson, visiblement hypersensible à la violence - et c’est là un constat, pas une moquerie - produit lui du martyr à la chaîne. Seule et extrême façon pour ses personnages de (sur)vivre selon leur conscience dans un monde la plupart du temps dépeint comme inconscient et au bord du gouffre. Aussi l’auteur de La Passion du Christ parait-il puiser les spécificités faisant sa rhétorique scénaristique et sa grammaire visuelle à notamment deux sources : d’une part celle, littéraire, des prophètes de l’apocalypse tels qu’il en pullulait des centaines dans les provinces orientales de l’Empire romain au premier siècle avant la naissance du plus célèbre d’entre eux. Et d’autre part chez leurs équivalents hollywoodiens et leurs icônes mouvantes et plus ou moins pieuses. C’est-à-dire quelque part entre David W. Griffith, Cecil B. DeMille et Steven Spielberg, ou bien encore entre Terrence Malick, George Miller et - pour pousser le bouchon au max - Sam Peckinpah. Ce qui fait du cinéma de Mel Gibson quelque chose d’assez fascinant à défaut d’être toujours plaisant.
Parce que de par le potentiel conflictuel de tout ce qui l’innerve (d’un côté la recherche du spirituel, de ce qui élève, de l’autre les mécanismes du chantage affectif, du suspense et de l’effet gore, sommets de « sensationnalisme »), ce cinéma concentre une somme de contradictions mettant sérieusement à mal toute pensée duale. Ainsi par exemple de l’étrangeté du mythe christique : soit l’histoire de la grâce surgît de la violence (voir à ce titre la dernière image de Braveheart : la parabole d’une épée venant se ficher dans le sol telle une ambiguë croix anticipant le fusils-stèle funéraire de La Ligne rouge). Ou de celle du cinéma hollywoodien, forme d’art et d’industrie aussi prompte à s’appuyer sur nos plus bas instincts (par le rôle central qu’y joue la violence) qu’obstinément donneuse de leçons, en tant que reflet d’une nation ayant, inscrit dans ses gênes, l’idée de son exemplarité.
C’est donc un énorme paradoxe ambulant que ce cinéma-là. Un cinéma qui démange parce qu’il orchestre en son sein la conflagration du pire et du meilleur de l’Homme, des États-Unis et du cinéma lui-même, miroir polarisant à l’extrême une lutte faisant plus ou moins rage en chacun, mais plus certainement encore en « Mad Mel » lui-même, la psyché à vif dans chacun de ses ouvrages. Aussi que ne s’étonne-t-on pas - même si c’est là chose anecdotique - lorsqu’on apprend, après une décennie de traversée du désert consécutive à une vie partie en lambeaux avec éclats, que l’acteur et cinéaste qui nous à tour à tour transporté et révulsé, rendu admiratif et fait craindre pour sa santé, est en fait maniaco-dépressif (1).
Mais n’allons pas plus loin dans la psychologie de bas étage - on en finirait pas - et voyons plutôt ce que la cinquième réalisation de Mel Gibson a dans le ventre (outre des tripes).
Who's killing us ?
Son titre français l’annonce d’emblée, Tu ne tueras point est une histoire de conflit. Un conflit ayant cours entre une certaine ligne morale et notre nature irrémédiablement animale. Un conflit opposant donc la théorie et la pratique, sous forme d’une lutte entre l’orthodoxie spirituelle d’un seul homme droit comme un « i », et les tristes circonvolutions d’un monde où chacun a ses raisons. Ou comment traduire en actes une idée simple, mais devenant extrêmement complexe dès lors qu’il s’agit de passer de l’utopie à la réalité, et de l’individu au collectif selon le principe de la courroie de transmission (2). Laquelle s’avère particulièrement récalcitrante. Car c’est une chose que de grimper à toutes jambes la colline de son enfance, c’en est une autre que de se retrouver confronté au mur de la guerre et ses us et coutumes ancestraux.
Or, premier mérite de Tu ne tueras point, ce conflit, indispensable carburant de toute dramaturgie, la structure même de son récit le dialectise en toute limpidité. Comment ? En se divisant très clairement en quatre parties, chacune d’elles répondant à la précédente en mettant à l’épreuve ses acquis, histoire de tester leur solidité. Pour faire simple, le film est un grand classique du scénario hollywoodien : celui, redoutable, du parcours du combattant ou chemin de croix. Redoutable parce qu’à l’efficacité éprouvée par des centaines de films depuis Le Rebelle de King Vidor jusqu’au plus récent Joy de David O. Russel en passant par l’indéboulonnable Rocky (dont le véritable auteur est bien Sly). Il s’agit là d’un type de récit où chaque partie constitue pour son héros un nouveau mur de Jéricho à faire tomber. Et la somme des difficultés affrontées de mesurer la valeur du « champion », exemple à suivre car édifiant de par la force de sa détermination, et inattaquable parce que notre regard, soumis à notre naturelle tendance à l’empathie, est presque automatiquement acquis à la cause de celui qui lutte, souvent seul contre tous, pour son bon droit (même quand celui-ci pose question).
Prenons la première partie du film. Elle consiste en l’adoption par son personnage principal de la ligne morale plus tôt évoquée. Principe philosophique à la source duquel se trouve une première expérience conflictuelle (bien concrète et viscérale celle-ci) et sa conséquence dramatisée par l’écriture. Véritable acte fondateur, c’est la scène primitive de notre récit, et elle consiste déjà en un « spectacle » de la souffrance. Celle d’un enfant vue à travers le regard de son frère, à l’origine du mal ayant frappé son frangin… d’un grand coup de brique. Cette même scène est alors d’autant plus traumatisante pour le fratricide en puissance qu’elle semble nouer autour de lui un lien le rattachant à la violence de son père (revenu « brutalisé » de la Grande Guerre) et, au-delà, au célèbre personnage biblique (dont la référence nous est en toute subtilité assénée plein cadre !). En somme, l’idée est celle d’une sorte de filiation du « Mal », la marque de Caïn, donc. D’où l’authentique révélation qui transfigure le garnement. Une révélation née de sa prise de conscience de son propre potentiel destructeur (celle-là aussi puissante que celui-ci est effrayant). De quoi justifier sa conversion à la non-violence, grâce paradoxalement née de cette même violence, et assurer notre adhésion à cet « illuminé », désormais plus que jamais au courant qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.
Sur cette base, Mel Gibson, en fervent croyant qu’il est, mais semble-t-il plus apaisé aujourd’hui qu’il y a une décennie - l’effet des médocs, peut-être… -, fait du parcours de Desmond Doss celui d’un néo-prophète. Le destin - puisqu’il s’agit bien de ça, et le flash forward de l’ouverture est le sceau qui le scelle - d’un homme ayant redécouvert le message chrétien originel : « aimez-vous les uns les autres ». Lui consacrant dès lors sa vie, il se voit dans le reste du film confronté aux différentes strates d’un monde ne l’appliquant pas ou plus : soit, pour les uns, parce qu’ils auraient transigé avec lui jusqu’à l’oublier, par réalisme ; soit, pour les autres, parce qu’ils suivraient d’autres voies, ancestrales elles aussi (shintô, bushidô et néo-confucianisme). Mais des voies ayant à cette heure, à l’instar de celles poussant les derniers Mayas d’Apocalypto à l’autodestruction, dégénéré en pure folie guerrière et négation de la vie. Idée que le montage conflictuel d’une des dernières scènes du film résume ainsi : d’un côté le soldat Doss transporté sur civière par un chaîne humaine lui rendant son amour chrétien ; de l’autre le seppuku d’un officier nippon fanatisé jusqu’à appeler la mort de ses vœux.
Premier véritable obstacle dans le parcours de notre va-t-en paix à la guerre, donc : l’institution militaire, ses rites séculaires et la façon dont ils représentent dans la deuxième partie du métrage les profondes contradictions d’une nation. Une nation dont le président prête solennellement serment sur la Bible. Une nation dont la devise est : « in God we trust ». Mais aussi une nation où le droit de posséder une arme (donc implicitement d’en faire usage sur autrui) est garantie par le deuxième Amendement de sa Constitution, autre Bible. Aussi, après avoir jeté un regard plus ou moins décalé sur les grands marronniers du film de guerre (le braillard sergent-instructeur, la caserne comme concentré de melting pot à moitié fonctionnel, la « camaraderie » testostéronée, ce rapport à l’arme comme objet sexualisé qu’il faut impérativement maitriser…), Tu ne tueras point prend-t-il l’aspect d’un film de procès. Mais dramatiquement absurde, le procès, car consistant à reprocher à un homme de préférer utiliser son énergie pour sauver plutôt que sa violence pour tuer. De là à se rappeler les paroles d’un road warrior préchant dans le désert, il n’y a qu’un pas : « Quand le monde s’est effondré, chacun de nous à sa manière a été brisé. C’était difficile de savoir qui était le plus fou. Moi…ou tous les autres… ».
Quels sont alors les enjeux ici ? Une fois mis en évidence le grand fossé les séparant, il s’agit, au prix d’une série de souffrances renforçant notre implication auprès du personnage, de concilier son code de conduite particulier avec les valeurs américaines incarnées dans sa grande tradition légaliste (en soi une véritable religion). Et dans le même mouvement, comme pour redoubler symboliquement ce premier pont jeté entre les contraires, le film réconcilie le père et le fils, faisant du premier, violent repentant à l’image du vieux YHWH à la veille de sa transfiguration en dieu du pardon, la clé de voûte garantissant la réussite de l’entreprise du second, violent abstinent martyrisé tel Jésus en personne. Soit une relation de filiation qui n’est pas sans en rappeler une autre, tout aussi tortueuse. À savoir : celle qui était au cœur de L’Homme sans visage, premier film de Mel Gibson où un enfant à l’idée fixe (intégrer West Point) recevait déjà l’aide d’une figure paternelle portant la marque d’un passé le torturant intérieurement. Bref, entre transmission et rédemption, tout ceci est très chrétien. Mais à ce détail près que, chez Mel Gibson comme chez Terrence Malick (cf. les plus œdipiens passages de The Tree of Life), le fils a aussi régulièrement envie de tuer le père… Et pour en revenir à Tu ne tueras point, c’est ainsi qu’une première courroie de transmission est construite entre l’individu et le collectif, mais alors encore sur un plan abstrait ne présumant en rien de son bon fonctionnement en plein chaos martial.
Raison pour laquelle, exprimant ce difficile passage de la théorie à la pratique, l’embrayage de la deuxième à la troisième partie du film appelle un semblable relai depuis le domaine de l’écriture à celui de la mise en scène la plus cinégénique.
Oz is behind, War ahead
Aussi carrée, intelligente et efficace soit son écriture, un scénario n’est presque rien s’il n’est pas accompagné d’un véritable travail de réflexion quant à sa mise en images. Celle-ci étant la seule à même, non seulement de lui donner forme, mais, plus que ça, de transcender son matériel de base, potentiel carcan de par la mécanique de son argumentaire et, comme c’est particulièrement le cas ici, le dogmatisme des idées qu’il assène à son audience. Un film, du fait de l’illusion de vie que créé le défilement de ses images, n’a en effet d’« âme » que dans le regard du spectateur plus ou moins disposé à se projeter en lui. Sa capacité à frapper la conscience et l’imaginaire de ce dernier dépend donc en grande partie de la puissance de stimulation de son régime d’images, et de tout ce qui passe à travers lui.
S’appuyant sur le solide script de Robert Schenkkan, Andrew Knight et Randall Wallace, Mel Gibson choisit ici de faire muter son système formel en cours de route. Adoptant successivement trois stratégies de mise en scène plus ou moins distinctes, il amène le spectateur à ressentir de manière instinctive et viscérale la dialectique du récit : celle du conflit, celle opposant d’abord le temps de la paix à celui de la guerre pour finalement faire ré-émerger un peu de l’une à partir des plaies ouvertes par l’autre. La première de ces stratégies, que l’on pourrait nommer « régime du jardin », se veut donc le reflet de la relative paix dans laquelle baigne le film durant ses deux premières parties (même si l’on note déjà, dans certains détails de mauvais augure, une nette tendance au foreshadowing). Alors que la deuxième stratégie, qui pourrait pour sa part être qualifiée de « régime de la pierre de Caïn », exprime le chaos meurtrier des deux premières séquences à Hacksaw Ridge (l’attaque, la contre-attaque et la nuit cauchemardesque qui les sépare). Quant à la dernière, enfin, elle consiste à progressivement retrouver les caractéristiques du premier régime à partir de celles du deuxième. En d’autres termes : il s’agit de recréer du lien de vie et de vue à l’endroit même où toutes deux furent mises à mal.
Mais revenons au premier de ces régimes visuels. C’est celui de la transparence, héritage d’un certain cinéma hollywoodien classique, plus intéressé à l’idée de raconter une histoire qu’à exprimer une idéologie par le seul choc de ses images. Dans cette quête de limpidité, la mise en scène s’efforce alors d’être « invisible », de faire oublier jusqu’à l’existence du cadre ou les coups de ciseaux d’un montage basé sur le liant du raccord plus que sur le tranchant du cut. Transpire ainsi du fluide enchaînement des images et de l’homogénéité de l’espace fictionnel créé une autre idéologie. Laquelle, sans dire son nom, exprime l’idée d’une certaine harmonie du monde sous la protection du grand perché. Un monde où la connaissance du « Mal » serait mémoire fordienne, cicatrice toujours prompte à se rappeler au souvenir. De là le spectateur est-il incité à « croire » à ce qu’il voit comme Saint Thomas, et à l’apprécier d’autant plus sachant cette paix menacée. Et pour ce faire, rien de tel que de lui donner à contempler, comme centre rayonnant de ce paradis voué à être perdu, un visage auquel « on donnerait le bon dieu sans confession » : celui ici d’Andrew Garfield comme autrefois celui de Lillian Gish.
C’est le coup de génie de Mel Gibson : le choix d’un acteur dont la physionomie, l’aura et le capital sympathie sont les meilleures garanties de se mettre l’audience dans la poche. À l’évidence, il y a là une véritable stratégie de séduction (séduire le spectateur comme est séduite la gentille Dorothy). Mais si elle passe notamment par l’humour, cette séduction n’est pas au service d’une entreprise de fidélisation d’un public pris pour cible dans le cadre d’un vaste plan marketing. Non, celle-là passe par la réelle tendresse que l’on éprouve à l’égard du personnage, grand dadet d’apparence aussi fragile qu’une « brindille », mais dégageant dans le même temps un tel charisme et une énergie si profondément positive que son adoption quasi inconditionnelle par nous autres est assurée. Et ce en dépit de son infaillibilité, ou de l’absence d’ironie d’un cinéaste qui, croyant sincèrement en ce qu’il filme, assume pleinement d’aller à l’encontre des conventions actuelles. Quitte à risquer l’anachronisme en convoquant sans trop chercher à les renouveler le même genre de lieux communs qui participèrent autrefois au naufrage du Pearl Harbor de Michael Bay…, mais aussi à la réussite du Titanic de James Cameron.
À l’instar de ce dernier, Tu ne tueras point se découpe d’ailleurs très clairement en deux. Et si sa première moitié ressemble à une bulle d’americana, le choc consécutif à l’entrée dans la seconde est d’autant plus rude. Le temps d’une ascension le long d’une paroi rocheuse suintant le sang, en fait une véritable descente aux Enfers - ne pas se fier aux apparences qui inversent ici la scénographie -, le film passe du « régime du jardin » à celui de la « pierre de Caïn ». C’est-à-dire à une mise en scène se voulant beaucoup plus agressive, que ce soit dans son montage expressif, le graphisme de ses images et leur contenu à mi-chemin entre le pictural et l’horrifique, ou encore la façon dont y sont cette fois défigurés les visages (troués, broyés, explosés) comme on détruit l’idée même d’humanité. Le réalisateur place ainsi en toute conscience ses pas dans ceux du Steven Spielberg d’Il faut sauver le soldat Ryan, jusqu’à dialoguer avec lui (là un groupe d’homme envoyés se sacrifier pour un seul, ici un seul prêt à donner sa vie pour tous les sauver). Mais à ceci près qu’il n’y a ici presqu’aucune trace de plans séquences ou d’effets de caméra portée, noyée, ou généralement de tout ce qui crie « vérité ». Et pourtant, il s’agit aussi d’aboutir à une forme d’hyperréalisme, mais de façon plus organique, car presque entièrement induit par le seul travail de montage, dont Mel Gibson est un véritable expert.
Ayant hérité de son maître George Miller une science du découpage proprement implacable, le cinéaste choisit en effet pour cette première séquence guerrière de faire de quasi chaque plan une nouvelle agression. Son objectif ? « Shock and Awe », à ce qu’il semble. Ou l’immersion la plus frontale dans l’horreur de la guerre qu’il m’ait été donné de « souffrir » sur grand écran. Et ce sans que jamais rien ne viennent rendre le carnage plus supportable ; pas même la musique d’un Rupert Gregson-Williams laissant là les accords de guitare, le piano et les violons à la James Newton Howard pour un pesant silence ici et là ponctué de quelques sonorités d’inspiration zimmerienne. Car en cette troisième partie de métrage, aucun bruit, aucune fureur ne saurait susciter la moindre vocation. Et l’« idiot » nous contant cela de confiner au génie sadique et contre-propagandiste ; tant est si bien que l’on se surprend, sous l’assaut de cet impitoyable simulateur de guerre, à sentir son épiderme parcouru de frissons, et sa vue se brouiller. Et puis la terreur, profonde, véritable, du même genre que celle que ressentirait un enfant voyant ses parents s’entretuer. En fait, si l’on tendait alors un miroir au spectateur, nul doute qu’il afficherait le même genre de visage que celui du Tatsuya Nakadaï de Ran, rendue fou dans le film d’Akira Kurosawa par le spectacle de son univers ravagé par une folie issue de sa propre chair.
L’« effet de sidération », voilà de quoi il s’agît : celui, bien connu des opérateurs ayant filmé la Seconde Guerre mondiale, qui pétrifie, méduse comme le regard de la Gorgone. Celui aussi qui nous met les tripes à l’envers (effet miroir du cinéma), à tel point qu’on ne sait plus trop où est son corps, sa tête, ses membres… Peut-être sont-ils éparpillés aux quatre coins du champ de bataille, pense-t-on, parmi les restes de ceux qui ne peuvent être que nos frères de larmes ? Et puis soudain, vient cette autre question, tellement naïve (digne d’une Miss France) mais si impérieuse : pourquoi ? Pourquoi tout ça ? Pourquoi cette folie ? Question insoluble évidemment, tant les raisons paraissent bien peu raisonnables face à l’ampleur du massacre. Enfin voilà, grosso modo, le cheminement par lequel passe notre esprit alors même qu’il est chahuté par cette séquence où le montage se fait démontage, les cuts ruptures de la continuité de l’espace filmique, et la composition de chaque plan le tableau de leur propre explosion. Plus rien ne tient ensemble, tout a volé en éclat façon Peckinpah. Et c’est à partir de là, précisément, après l’avoir vu se déchirer, que Desmond Doss va tenter de raccommoder ce monde.
Entendant dans les suppliques de ses camardes laissés « de l’autre côté » une réponse à ses prières adressées à son Dieu autant qu’à nous (cf. le bref regard caméra), le personnage s’en retourne ainsi vers l’Hadès pour lui arracher leurs âmes. Et le film d’entrée dans sa dernière partie, sur cette image à portée hautement mythologique : la silhouette du soldat courant vers les ténèbres, tel Fingolfin à la poursuite de Morgoth sous le pinceau de Ted Nasmith illustrant Le Silmarillion de J.R.R. Tolkien.
Iron Faith and the Cancelling the Apocalypse
Dans les dernières minutes d’Apocalypto, Patte de Jaguar, fuyant devant le débarquement des conquistadores, retourne avec sa famille se cacher dans les profondeurs de la forêt. Celles-là même d’où sortait le gibier qu’il traquait dans l’ouverture du film. Dans l’un des derniers plans de Tu ne tueras point, Desmond Doss apparaît lui sur sa civière, d’abord filmé en plongée, la main gauche serrant la Bible de sa bien-aimée sur son cœur tandis que la droite se tend vers le monde, puis en contre plongée, auréolé d’une lumière solaire quelque part entre Ciel et Terre. Ainsi Mel Gibson canonise-t-il son être de fiction avant de le remplacer par le personnage historique, prenant soin au passage de l’inscrire dans la lignée du Band of Brothers de Steven Spielberg et Tom Hanks (mini-série historique dont chacun des épisodes donnaient comme ici la parole aux anciens soldats après les avoir fait interpréter par de jeunes acteurs). Ayant été cet anti-ange de la mort ramenant sur Terre ceux en partance pour le Ciel, et ce au moyen d’une sorte d’échelle de Jacob prise en sens inverse, notre guerrier pacifique aura donc réussi a imposé sa marque au monde. Alors que Patte de Jaguar, parvenant tout juste à survivre à sa barbarie, ne pouvait que s’en retirer après avoir été témoin de sa Chute annoncée.
Dès lors, la question se pose : par quelle magie est-on cette fois passé, non plus de l’ « innocence » des origines à un constat du « tout est foutu », mais du spectacle de la folie ultime à l’idée d’alliance restaurée entre l’humain et le divin ? Et, la forme prolongeant le fond, comment, partant d’une forme d’éviscération de la grammaire hollywoodienne traditionnelle, est-on revenu à celle-ci dans sa veine la plus mystico-religieuse ? Éclaircir ce mystère dépeint tel un authentique miracle par un cinéaste sachant se préserver de l’interventionnisme des studios (grâce à un système de production indépendant et un tournage basé en Australie), c’est peut-être d’abord revenir en arrière. Et plus précisément à cette seconde scène de révélation constituant une réponse à la première plus tôt évoquée. Dans l’une, un enfant découvrait, par la même expérience du choc et de l’effroi qui sera plus tard le nôtre, sa capacité à enlever la vie. Dans l’autre (la scène où un médecin lui explique qu’il vient de sauver un homme), ce même enfant devenu adulte prend conscience de sa capacité à la préserver. L’on comprend mieux alors par quel mécanisme de résilience (pour le fond) et de réversibilité (dans la forme) le film et son héros parviennent à faire renaître un peu de grâce des conséquences de la violence.
En fait, pour de la sorte nous faire passer du terrible sentiment de la catastrophe à son exact opposé (l’ « eucatastrophe » pour utiliser un terme tolkienien), Desmond Doss aura mis en pratique un talent assez unique. Une aptitude consistant, dans le feu de l’action, lorsque tout semble désespéré, à détourner certains objets de leur usage premier donné comme au service de la violence (la ceinture dont use son père pour le menacer de le fouetter, le fusil du sergent Howell) pour les convertir en instruments de préservation de la vie (la ceinture comme garrot, le fusil réemployé pour fabriquer une civière de fortune). Or, en tant que moteur du mouvement de « régénération » du film, le personnage pratique cet « art » tout au long de son action sur le champ de bataille. Un terrain où certains se jettent pour y mourir à la chaîne, tandis que lui, à rebours de tous les autres, un peu comme s’il réalisait le rêve d’inversement du cours du temps qu’illustrait David Fincher dans l’incipit de L’Étrange histoire de Benjamin Button, y va pour les déterrer et les ramener à la vie. Et ce avec le même genre de body count, mais retourné, que dans n’importe quelle scène de destruction porn - celles où l’on voit à quel point violence sans conscience n’est que ruines sans âmes. Et puis, au-delà, comment ne pas voir, dans cette scène où l’infirmier redonne la vue à un soldat aveuglé par son propre sang, une métaphore des soins que Mel Gibson prodigue à notre regard après l’avoir si cruellement blessé ?
À l’image de ce banal nœud de chaise transformé en pont jeté entre les morts et les vivants, le film bascule ainsi de l’horreur absolue (avec tous les codes du genre, jump scares compris et - ô miracles - efficaces) à l’une des plus belles choses que le cinéma d’esthétique hollywoodienne peut délivrer. Cette chose - qui ne souffre par ailleurs pas la moindre once de cynisme de la part du public -, c’est un certain sentiment d’euphorie et de galvanisation qui, à mesure que le sauveur sauve, nous envahit. Apaisant notre esprit brutalisé comme l’homme de foi les blessés, le film acquière là un certain pouvoir thaumaturge, et le personnage son caractère superhéroïque. Mais un superhéroïsme dont la particularité, au sein d’un paysage cinématographique obèse de ses justiciers costumés, serait sa portée démocratique. Spécificité dont la réalisation de Mel Gibson se ferait pleinement le relai en cette dernière partie du métrage. Celle-ci autorisant enfin celle-là à se charger d’un véritable souffle épique, et son orchestration musicale à verser dans le lyrisme. Alors, relancé par les efforts d’un seul et soutenu par le cœur vibrant des moins incrédules, la chaîne humaine peut-elle s’organiser de part et d’autre de l’écran, constituant finalement là tant attendue courroie de transmission, lien entre tous et chacun. Et le film d’achever là la logique de conflit constituant sa matière et son sujet. Enfin presque...
Car tout ceci, en vérité, serait bien peu gibsonnien si un autre conflit, clandestin rejeton des précédents, ne venait à naître dans notre cervelle (du moins pour ceux chez qui celle-ci aura survécu jusqu’ici). En effet, force est de reconnaître que tout ceci n’est pas sans ambigüité. Ce qui n’est pas un mal en soit. Au contraire même, la chose ayant la vertu de nuancer les tableaux au noir et blanc le plus contrasté. Mais encore faut-il que ces « zones grises », véritables poils à gratter du jugement critique le plus tranché, soient traitées de façon à laisser aux questions qu’elles posent le temps d’émerger. Or, s’il serait injuste de prétendre qu’il est aveugle aux contradictions de son héros (celles, bien visibles, conduisant ses camarades à tuer, parfois en grand nombre, pour que lui sauve, parfois un seul homme), on peut regretter que réalisateur ne s’y attarde pas d’avantage, préférant rester en mode immersion plutôt que prendre un peu de recul (un défaut que le cinéma de Mel Gibson, toujours très primal dans sa façon d’affecter et de « driver » son audience, partage d‘ailleurs avec celui d’Alejandro G. Iñárritu).
D’autre part, s’il s’attache généralement à faire de ses choix de mise en scène la très juste traduction de ce qu’inspire la guerre (horreur suprême) à l’objecteur de conscience dont il adopte le point de vue, le cinéaste dévisse par moments de cette honorable ligne de conduite. En résulte alors cette scène, digne d’un actioner bis des 80’s, où le soldat Ryker se prend pour Scharzy et utilise un cadavre comme bouclier pare-balles. Ou bien encore cet épilogue au cours duquel le réalisateur met en scène la violence conquérante des soldats américains tel un triomphe filmé au ralentis et porté par un joli morceau de violoncelle. Et - plus gênant - tout ceci pour en arriver à légitimer cette même violence. Comment ? En prétextant une ultime sournoiserie nippone qui, historiquement avérée ou non - là n’est pas le problème, on sait à quel degré d’ignominie peut mener le fanatisme -, n’était plus nécessaire à ce moment du récit. Alors, certes, ils sont peu nombreux, mais ces quelques accros n’en demeurent pas moins dommageables au final. Car sans leur parasitage d’un film se voulant, du reste, un sincère hommage à un authentique apôtre de la non-violence, Tu ne tueras point pourrait presque être envisagé comme une possible réponse hollywoodienne (esthétiquement parlant) à la propagande de Daech.
Je m’explique : si le groupe terroriste détourne cette même esthétique dans deux de ses pires tendances actuelles (destruction porn et torture porn) afin de promouvoir l’image mortifère d’un Islam haineux et génocidaires, Mel Gibson, d’une façon qui lui est très particulière, reprend lui à son compte un art de l’entertainment spécifiquement hollywoodien pour faire œuvre humaniste. Une œuvre où l’outrance gore répondrait à une stratégie de trop-plein comme vaccin. Et une œuvre où, en contrepoint à cette éprouvante expérience de re-sensibilisation à notre propre capacité à la barbarie, le sentiment d’exaltation ne viendrait plus du spectacle de la lutte à mort pour l’annihilation d’un monde (à quelques problématiques scènes près, donc), mais au contraire de la lutte contre la mort pour la préservation de ce même monde, certes imparfait, mais dans lequel on vit tous. De quoi finalement se dire qu’il en va de même en cinéma qu’en religion : l’important n’est pas tant le médium que ce qu’on en fait.
The best violence on the screen….
91ème minute de Sanjuro : après avoir à sa façon fait le ménage dans un petit village, Sanjuro, le samouraï sans maître ni respect pour le bushidô, s’en est retourné sur la route. Lancé à sa suite, un groupe de jeunes admirateurs le rattrape. À côté de sa silhouette, à la croisée de deux chemins, en apparaît alors une autre : celle de Muroto, samouraï dont le strict respect du bushidô l’oblige lui à mourir ou tuer celui qui l’a humilié. Devant l’assistance bientôt constituée, les deux frères de lames se font face. Le duel de regard de s’éternise, quand soudain, le temps d’un éclair chirurgical redoublé d’un terrible Gong, les bretteurs dégainent. Mais Sanjuro frappe le premier et, du corps déchiré de Muroto, un geyser de sang jaillit. Stupeur et effroi ! Tous les regards se figent, tétanisés, cependant que la vie de la victime s’écoule sur la terre noire. Et l’auteur de cette violence, lorsqu’on en vient à l’en féliciter, de répliquer d’un furieux « BAKKA ! » (idiots). Car pour lui comme pour Akira Kurosawa, il ne s’agit pas là de faire l’éloge du geste parfait, mais au contraire de dénoncer sa vanité, et l’effroyable prix qu’il en aura coûté.
Le reste est une histoire connue : le coup du geyser fit florès, d’abord au sein du cinéma nippon puis bientôt jusqu’à Hollywood. Peu à peu transformé en délire graphique destiné à notre seule « jouissance » esthétique, ce qui était à l’origine l’image même d’une certaine conscience fut ainsi progressivement vidée de tout sens, et l’effet de sidération retourné en étrange admiration, béate et creuse. Moyennant quoi : la décharge de violence, celle de Kurosawa ici comme celle de Peckinpah ailleurs, s’est vu instrumentalisée avec à peu près autant d’inconscience et de cynisme que celui qui conduisit le corps féminin à être promu outils marketing. Blague à part, quand on y pense un peu sérieusement, et si l’on est un peu gibsonien sur les bords, c’est à se cogner la tête contre un mur jusqu’à ce que mort s’en suive.
Enfin, tout ça pour dire que, dans ce contexte, il est particulièrement intéressant de voir un cinéaste tel que Mel Gibson - dont je n’attendais vraiment rien de tel - nous amener à faire le chemin inverse : depuis l’envie de se marrer qui nous prend lorsque Pa’ Doss explique à sa femme qu’il attend de savoir lequel de ces deux fistons va battre l’autre pour n’avoir qu’à corriger le vainqueur, au choc de voir que l’un d’eux, peut-être désinhibé par de telles paroles, se prend au « jeux » jusqu’au meurtre. Manqué, certes, ledit meurtre, mais que la petite famille, l’espace de quelques angoissante secondes, aura vécu comme bien réel. Et le film, dans sa durée (mis à part quelques fâcheux écarts), d’agir de la même façon sur son public, l’amenant à prendre toute la mesure du pouvoir des images, et de la responsabilité de ceux qui les façonnent comme de ceux qui les consomment.
… remains violent for the eye.
(1) http://www.premiere.fr/Cinema/News-Cinema/Mel-Gibson-Le-plus-difficile-dans-la-vie-c-est-de-surmonter-sa-propre-nature
(2) « Leçon de vie du cinéma américain : on ne devient pas héros contre le peuple, et l’individu n’est fort qu’à condition de savoir englober le collectif, de lui servir de porte-parole ou de courroie de transmission. », Jean-Baptiste Thoret, Bernard Benoliel, Road Movie, USA, Hoëbeke, 2011, p.179