Twin Peaks
La poétique de Twin Peaks, série phénomène et indémodable, résidait dans sa faculté à dépeindre les plus insaisissables zones d’ombre de l’existence, logées quelque part entre le quotidien loufoque des habitants de Twin Peaks et les plus sombres manifestations d'un Mal omniprésent et inquiétant qui les encercle peu à peu.
David Lynch, fidèle à la patte qui fait son succès depuis plusieurs décennies maintenant, y livrait une copie brillante, aussi amusante de légèreté que pesante dans sa tendance lacunaire, aussi soap que terrifiante. De cette dialectique incessante, le cinéaste de génie y extrayait la substantifique moelle de son art.
Twin Peaks était un véritable tour de force. Tous les enjeux esthétiques auxquels l’oeuvre aspire se retrouvaient du premier au dernier épisode catalysés en une seule figure mystifiée : Laura Palmer. Morte-née aux yeux du spectateur, la Queen of prom connue de beaucoup mais étrangère à tous dont le portrait sur fond bleu électrisait le regard à chaque fin d’épisode hantait la petite bourgade du drame de son assassinat et guidait alors l’agent Dale Cooper jusqu’aux ultimes arcanes de la Loge noire.
Tout au long de l'enquête sur sa mort, on y découvrait ainsi une lycéenne au train de vie de femme fatale, puritaine et charitable le jour, escort-girl cocaïnomane la nuit. Dans Twin Peaks, Laura était la métaphore de l’art cryptique et lacunaire de Lynch au même titre que Renee/Alice le sera 5 ans plus tard dans Lost Highway.
Teen Peaks
Mais pour continuer à faire de la jeune martyre le moteur de cette esthétique tout à la fois feutrée et énigmatique, claire et obscure, pour continuer de susciter l’adhésion à cette tension intermittente rythmée par la sublime bande-originale jazzy de Badalamenti, Laura Palmer devait rester ce qu’elle a toujours été aux yeux du spectateur : une fantasmagorie. En faisant de la personnification-même de l'énigme un être grossièrement tangible, le prestidigitateur dévoile son "truc", et la magie de son numéro ne peut qu'en pâtir. Twin Peaks était une oeuvre du lacher-prise et de la perplexité face au réel. Fire Walk with Me rompt avec cette dynamique et tout son univers s'en effondre sur lui-même.
Malgré les indéniables qualités tragiques du préquel de Lynch, dans Fire Walk with Me la muse fantomatique et envoûtante s’est changée en adolescente ennuyeuse et cruellement humaine. Les détails du chemin menant à sa mort que l'on sait inéluctable et que capte la caméra n’atteignent à aucun moment les sommets poétiques de son enquête extravagante, et le feu qui animait les meilleurs épisodes de la série (réalisés par Lynch) s'est partiellement éteint.
La somptueuse cacophonie jazzy cesse et laisse place à une partition étonnement linéaire qui, jouée, manque de nuances.