James Gray est à ce point un grand nom qu'il réalisa un début de carrière sans faute : le magnifique Little Odessa ouvrant la voie à une trilogie tragique des plus émouvantes, complétée par le plus faible mais puissant The Yards et terminée par l'incroyable La nuit nous appartient, traça la route à suivre pour le reste de sa carrière. Sa trilogie crime, famille et châtiment bouclée pour de bon, il pouvait partir sur d'autres projets, scénarisé un tout autre type d'histoire qu'on pouvait largement imaginer comme tout aussi proche de la tragédie shakespearienne.
S'il perd en cours de route l'un de ses habitués, le très juste Mark Wahlberg, il garde l'icône de sa carrière, Joaquin Phoenix, qu'il soutiendra d'un casting très solide : Gwyneth Paltrow impeccable en femme libérée, Vanessa Shaw tout en douceur et en féminité, Moni Moshonov aussi bon que dans We Own the Night, et les seconds couteaux talentueux John Ortiz et Elias Koteas en complément d'une distribution parfaite.
Et le drame se lance sur une tentative de suicide ratée, témoin du pathétique de ce protagoniste complètement paumé qui vit encore chez ses parents après ses fiançailles avortées, condition de l'homme rappelant donnant au spectateur d'une part un avant-goût de ce qu'il verra dans Two Lovers, et d'autre part servant de peinture d'un quotidien de prison dans lequel Phoenix étouffe, ne trouve plus la force de se débattre.
Dévoré par sa routine, complètement contrôlé par sa nostalgie et les ratés de sa vie, Leonard Kraditor s'inscrit dans la veine des précédents protagonistes de Gray : perdu dans un monde qu'il n'a jamais compris, profondément malheureux, il ne présente à son regard aucune issue heureuse possible à son histoire. De ce désespoir constant ressort un mal-être parfaitement rendu par l'acteur, avare de rôles de mecs un peu bizarres que la société refuse de reconnaître comme les siens.
L'on croirait presque voir, rétrospectivement, un Arthur Fleck qui n'aurait pas encore pété un câble, ou le Bobby Green de We Own the Night : Phoenix, incroyable comme d'accoutumée, parcelle son jeu d'une infinie fragilité que viendront combler, tour à tour, les prestations aux antipodes mais tout aussi réussies des inoubliables Shaw et Paltrow.
L'une, Shaw, incarne la sécurité de la communauté de Kraditor (et par extrapolation de celle de Gray) : fils d'une famille juive très influente dans leurs traditions et leurs coutumes et jouissant de cette renommée qui impose directement le respect de ses pairs, elle prend les allures d'une rencontre arrangée par la famille, d'un père et d'une mère aimants voulant seulement le bonheur de leur fils, qu'ils considèrent (à juste titre ou non) comme l'adolescent en proie à ses démons intérieurs qu'ils éduquèrent il y a longtemps.
Sandra Cohen, personnage que Shaw interprète, pourrait représenter le mariage arrangé de certaines couches de société si elle ne lui présentait pas cet amour profondément authentique et sincère, un amour véritable duquel n'importe quel homme voudrait. Mais Phoenix, n'oublions pas, incarne un mec en pleine crise de la quarantaine (du moins, c'est ce qui s'en approche le plus), ou qui rêve simplement de s'évader et de mener la vie qu'il a choisie.
C'est là qu'intervient Gwyneth Paltrow, elle et son jeu changeant drastiquement de celui de Shaw : porte de sortie d'une famille et de sa communauté qui l'étouffent, elle incarne surtout l'amour adolescent rock'n roll qu'il n'a jamais connu. Cette âme perturbée issue de rapports violents avec son père ne pourra que le conduire dans le meilleur des cas à une déception amoureuse terrible, dans le pire à un comportement auto-destructeur entrant parfaitement en résonance avec le geste désespéré de début de film.
Qui choisir et que choisir? La femme aimante qui propose une vie "normale", linéaire, belle mais sans le piment d'une amante qui recherche son père chez des hommes riches, responsables, femme adorable pourtant perdue dans ses excès de drogue et de luxure, qui dissimule derrière ses apparats d'être séduisant et insensible une âme de jeune fille croyant encore au prince charmant, et qui a mal placé sa confiance, ses espoirs, son amour.
La situation, mal engagée dès leur première rencontre, entraîne Kraditor et le spectateur dans une déchéance qu'on espère loin d'être aussi tragique que celle de ses oeuvres précédentes : et si je ne vous révèlerai aucunement sa conclusion, il ne fait aucun doute que Gray est à ce point fascinant qu'il se réinvente à chaque film, qu'il développe des personnages, des situations et des enjeux profondément humains sans jamais se répéter, et se faisant, nous propose ici comme ailleurs une fin absolument sublime, inattendue, à la portée symbolique incroyable et à la mise en scène qui épouse parfaitement les rêves avortés de ses protagonistes, et les nouveaux espoirs d'un avenir qu'on espère enfin épanouissant.
James Gray, ou l'art d'être inimitable.