La sortie de Armageddon Time vient à point combler l'espace manquant sur la frise chronologique entamée par Two Lovers quatorze ans plus tôt. Il ne serait pas incongru de continuer d'observer par le petit bout de la lorgnette le destin de Léonard Krodator (Joaquin Phoenix) par la voie détournée du faux prequel. Paul Graff et Léonard, faux frères vrais jumeaux, partagent cette indolence traduite par une lenteur intellectuelle et physique. Les deux avatars de James Gray induisent un regard posé sur le monde à deux âges clefs de la vie d'un homme. L'essence des deux œuvres dégageant, d'ailleurs, les mêmes effluves utopistes de l'impossible départ loin des obligations familiales et professionnelles par amour ou amitié. Ce n'est pas un hasard si San Francisco et la Floride ont été choisis comme terre de liberté des protagonistes tant New-York, fief du cinéaste, semble agir de manière néfaste sur son caractère. (In Cahiers du Cinéma N°792 Novembre 2022.) À l'instar des clichés, certes avoués par Gray, sur l'ouverture d'esprit des américains des deux cotes, la composition des plans de Two Lovers se fonde sur la notion de contraire et de complémentarité. Avant même que Sandra (Vinessa Shaw) et Michelle (Gwyneth Paltrow) n'aient franchi le seuil de l'appartement des Krodator, le clair obscur sculpté par Joaquim Baca-Asay divulgue les premiers indices de la lutte passionnelle à la fois introspective et physique qui va s'y dérouler. Drapées de dominantes noires et ambres, les lumières chichement éclairées du meublé reproduisent par reflet les teintes capillaires des deux personnages féminins, en l'occurence brune et blonde, accentuant la volonté d'opposition par la simple évocation de la figure de style. Les lieux déjà hantés par le spectre amoureux s'accaparent l'héritage du film noir. Après l'incursion à trois reprises de James Gray dans le drame policier (nous ne faisons volontairement pas l'amalgame avec le polar), les germes du genre subsistent et coexistent dans une tragédie où le choix draconien de Léonard remplace le mobile du meurtre. Les motifs souverains du film noir qu'ils soient dictés par les codes visuels ou simplement de l'ordre de l'écriture élèvent la dramaturgie souvent platement illustrée en temps ordinaire. Hitchcock filmait les scènes d'Amour comme des scènes de suspense et les scènes de suspense comme des scènes d'Amour. James Gray sublime la formule Hitchcockienne en se réappropiant les éléments sceniques du Maître. Dans la cour intérieure de son immeuble, Léonard espionne Michelle dans la position de l'adolescent immature. La sexualité du trentenaire y est suggérée dans une succession de plans pudiques (alternance du gros plan du globe oculaire de Joaquin Phoenix vu de profil puis vision subjective de la fenêtre de la jeune femme). Au coeur de son intimité nait l'excitation des sens puis la lente montée du desir. Observee derriere la façade, Michelle devient l'image manquante fantasmée comme un photogramme prélevé sur la pellicule. Il se joue devant les yeux de Léonard un court-métrage érotico-sensuel venant combler les attentes de sa premiere interaction physique. La jeune femme s'évanouit devant ses yeux et ce n'est qu'en acceptant de flirter sur ses terres (La boîte de nuit, le restaurant luxueux) que la machine passionnelle se met en marche. Elle n'est alors qu'une projection mentale qu'il façonne a sa convenance puis qu'il raccorde à son puzzle mental. Plus pragmatique dans la recherche du mariage heureux, les parents Krodator suggèrent à leur fils d'épouser Sandra Cohen et de participer aux futures fusions des blanchisseries. Reste que cette autre prétendante n'appartient nullement au monde du rêve ni même à celui de la nuit. Sandra se pose en remède de la femme fatale. Si sa beauté n'a rien à envier à celle de Michelle (et notre préférence va clairement vers elle), sa personnalité s'accompagne de vertus et d'assurance. Léonard lui fait l'amour dans un lit en prenant le temps d'échanger avec elle. Ce ne sont pas des instants volés sur un toit entre deux râles et une soufflerie.
C'est pourtant vers l'expérience qu'il sait fondamentalement être un mirage de passions que le trentenaire se dirige. Two Lovers s'affirme comme une démonstration et une réflexion sur la Sagesse certaine incluant ce degré de folie qui prend à rebrousse-poil l'ordre et la raison. Une conclusion digne d'un raisonnement par syllogisme : J'ai tout sauf toi or tu es tout donc je n'ai... rien.