Pour qui a été ébloui par le portrait que proposait Jane Campion dans La leçon de Piano, le visionnage de ce film qui le précède est une nécessité. Les similitudes y sont nombreuses, entre ces rôles de femmes abimées par l’existence et s’en remettant à l’art (ici, l’écriture) pour exorciser et s’épanouir.
Un ange à ma table est l’adaptation de la série de romans autobiographiques de Janet Frame, auteure néo-zélandaise qui y retrace son enfance, sa vie de famille et son parcours chaotique dans les institutions psychiatriques avant de naître à l’écriture.
Cette longue saga de 2h40 prend le parti de l’empathie : la réalisatrice nous immerge dans une conscience d’abord en devenir, puis troublée par les électrochocs et un rapport à la création totalement inhibé. La dynamique sera donc celle de l’éveil et de l’épanouissement, sans jamais se départir de cette dureté de la vie et son caractère prosaïque qu’on trouve souvent dans son œuvre.
En osmose avec son personnage, Campion explore des fragments d’existences fondés sur un langage avant tout visuel : la jeune fille appréhende la monde par ses sensations et par le biais d’un prisme déformé (l’ouverture, où elle regarde à travers ses doigts, est d’ailleurs similaire à celle de La leçon de Piano), où sa rousseur tranche avec la dense verdure néo-zélandaise.
Cette approche aux antipodes du biopic conventionnel crée donc une attente par rapport aux mots : les dents cariées, la crispation sous la barbarie de la psychiatrie du début du XXème siècle, la dureté d’une vie de famille scandée par deux noyades achèvent de malmener le langage. Janet est la plus grande partie de sa vie la spectatrice d’un monde hostile et qui ne peut l’intégrer, non sans quelques tentatives maladroites où les hommes ont le plus souvent un rôle ingrat.
Son parcours vers une émancipation est donc vécu comme une délivrance qui affecte tous les domaines d’expression du film : la comédienne (Kerry Fox, prodigieuse), l’expression par l’écriture et la photographie qui l’accompagne, lors d’un séjour solaire en Espagne où le corps, la féminité et l’être se dévoilent.
S’approprier une autobiographie atypique, donner à voir la trajectoire d’une femme et d’un écrivain, restituer le monde par le regard à la fois torturé et poétique d’un individu : par cette saga, Jane Campion fait elle aussi son entrée dans la cour des grandes.