Dévoilé à l'été cannois 2021, Un héros fait l'effet d'un retour aux sources dans le cinéma d'Ashgar Farhadi, après un égarement douteux dans les contrées espagnoles d'Everybody Knows en 2018. En conséquence, l'on ne peut qu'observer dans ce nouveau film Farhadi faire précisément du Farhadi dans le texte, ce qui aura inévitablement pour effet d'agacer les rodés ou de réjouir les amateurs. Pourtant, pour ceux qui ne se retrouveraient dans aucune de ces deux cases ou qui découvriraient par chance le cinéaste, le film, gratifié d'un Grand Prix du Jury ex-aequo avec Compartiment n°6, revêt bon nombre de qualités à faire valoir.
Le héros éponyme, c'est Rahim, modeste peintre calligraphe emprisonné pour une dette non remboursée et confronté à un dilemme moral hautement allégorique : rendre à sa propriétaire les pièces d'or que sa compagne trouve par hasard sur le bord de la route, ou les vendre pour régler son dû au créancier qui lui a fait confiance. Son choix de jouer la carte de la probité, stratégiquement célébrée par ses pairs, est alors vite rattrapé par le léger jeu de dupe qu'il met en place par défaut pour tenter de doubler sa mise. Le mensonge originel qu'il distille dans l'entreprise, aussi infime et insignifiant soit-il, l'entraîne contre son gré dans une machine infernale et incontrôlable.
L'on retrouve dans la mécanique narrative implacable du film l'aspiration démiurgique de Farhadi, grand marionnettiste ne laissant aucune place à ses personnages pour vibrer en dehors de l'écriture et les étouffant peu à peu dans un rouleau-compresseur de déterminisme et de pessimisme social. Aussi, l'émotion peine parfois à poindre dans ce maillage serré, malgré les grandes qualités narratives d'un thriller d'une formidable densité diégétique, qui tient en haleine du premier au dernier plan avec une aisance déconcertante. Si l'ensemble paraît quelque peu démonstratif, le talent de composition des cadres, comme ce sublime dernier surcadrage sur l'entrée de la prison, rééquilibre l'ensemble, et l'imperméabilité du sourire tout à la fois fiévreux et naïf d'Amir Jadidi, dont on ne saura jamais vraiment s'il interprète un homme victime de sa condition ou un parasite sans cœur, force à l'admiration.
Les inspirations du cinéaste sont multiples et créent une œuvre hybridant allégorie platonicienne sur la multiplicité de la vérité, plus ou moins tordue par les intérêts propres à chacun, néoréalisme iranien à la recherche d'un discours social, et thriller hitchockien manipulant autant les personnages que les spectateurs.
De tout cela faut-il louer l'ambition naturaliste de portraiturer un Iran contemporain soumis lui aussi aux nouvelles logiques inquisitrices des réseaux sociaux et à l'instrumentalisation de la vindicte populaire. Revisitant à sa manière à la fois Close-Up de Kiarostami et le Voleur de Bicyclette de de Sica, d'ailleurs discrètement cité en ouverture du film, Farhadi envisage le chemin en spirale d'un homme inadapté et constamment à côté, affaibli par son statut et ses erreurs. Pas de méchants, pas de gentils dans Un héros. Rahim s'enfonce en essayant de s'en sortir, Braham le créancier est victime d'une situation qui ne le glorifie pas mais qui ne le déshonore pas pour autant, chacun protège ses intérêts, se protège et protège les siens en essayant tant bien que mal d'éviter d'affaiblir les autres, ce qui arrive inévitablement. Le grand malaise s'installe alors, dans une société déjà trop dysfonctionnante pour que ses membres, bien que pétris de bonne volonté, ne puissent accorder une place suffisante à la rédemption.
Pourtant l'espoir est tangible, dans les cercles familiaux les plus intimes mais aussi ici et là, dans les strates de la société. Aussi apprendra-t-on avec stupéfaction que des associations iraniennes portent sur la place publique des citoyens du quotidien en difficulté pour motiver les dons de la communauté. Tout à la fois formidable et déroutant élan de solidarité capté par le cinéaste, amèrement nuancé par la complexité du réel que la supercherie de Rahim met en lumière.
Malgré quelques traces d'un amour et d'une bienveillance présents à l'état de fragments aussi touchants qu'éphémères, la violence symbolique est omniprésente et finit d'excéder le raisonnable lors d'une scène en huit-clos saisissante de crudité, signature farhadienne : l'instrumentalisation de la parole empêchée du fils bègue. Regard candide placé au milieu de ce grand théâtre dramatique par le cinéaste, le spectateur s'identifiera pendant deux heures durant à ses yeux terrorisés par la vision du père démuni. Aussi, son bégaiement, celui d'une jeunesse tout entière, métaphorise-il avec force l'absence de voix à porter dans une société iranienne à la peine.