[Critique bourrée de spoilers !]
« Tu sais faire illusion, toi ! » lance l’un de ses codétenus à Rahim. « Normal, tu fais des trompe-l’œil » ajoute-t-il finement.
Qui est Rahim ? Que cache son doux sourire ? Un échange de commentaires de deux plumes de SC est révélateur : l’un y a vu un martyre qui subit les lois de la société iranienne, l’autre au contraire un habile manipulateur. L’un a trouvé que cette posture de martyre « déshumanis[ait] l’enjeu », l’autre a joui de voir ce faux-cul démasqué. Farhadi est passé maître en ambiguïté, et ce n’est pas le moindre des charmes de ses films que de nous laisser en sortir perplexe, mais avec beaucoup de cartes en mains pour se forger son opinion.
Il y a presque 30 ans jour pour jour, Kiarostami signait ce qui est peut-être son chef d’œuvre, Close Up, qui nous laissait avec cette question : qui est Sabzian ? Une victime ou un escroc ?
https://www.senscritique.com/film/Close_up/critique/230277490
En digne héritier du maître, Farhadi renouvelle l’interrogation sur ce Rahim que tous, ou presque, considèrent comme un héros.
Rahim a-t-il tout manigancé ? On peine à croire que le même individu qui se fourvoie dans une opération casse-gueule comme la fausse identification à la préfecture puisse avoir prévu tout ce qui allait arriver en collant ses affichettes pour retrouver la propriétaire du sac. Qu’un individu assez intelligent pour avoir plusieurs coups d'avance ait pu oublier un sms envoyé bien avant la découverte officielle du sac, ce qui met à terre sa déclaration face aux caméras...
Rahim est-il, alors, l’homme pur que le peuple iranien a envie de voir ? Pas totalement non plus : il se montre roublard lorsqu’il assure benoîtement qu’il n’a pas demandé à ce que son geste soit médiatisé alors qu’on le voit jouir de sa popularité. Il n’hésite pas à ajouter des détails piquants (la calculette qui ne fonctionne pas, signe d’Allah) ou qui redorent son image (l’associé qui l’abandonne, le laissant avec cette dette), il dit ce qu’on attend de lui (exprimant le plus grand bien de la prison, taisant soigneusement les conditions déplorables qui ont poussé des détenus au suicide). Il exploite aussi le handicap de son fils, lors de la séance de quête publique. Il n’hésite pas à mouiller sa fiancée et un chauffeur de taxi pour se tirer d’affaire, en leur faisant signer un faux témoignage. Enfin, il peut se montrer violent, bien loin de l’image aseptisée qu’on retient de lui.
Ni Tartuffe donc, ni « ravi de la crèche » : comme à son habitude, Farhadi n’adopte pas une posture manichéenne. Je dirais pour ma part que Rahim est simplement un faible, doté cependant d’une bonne intuition et capable de sentiments nobles. A trois reprises il commet une bonne action, chacune ayant une signification différente :
1- lorsqu’il décide de rendre les pièces d’or, geste altruiste, avec toutefois l’intuition vague (et non pas le plan précis) qu’il pourrait en tirer quelque chose : c’est pourquoi, selon moi, il donne le n° de la prison (son argument justifiant qu’il n’ait pas donné le n° de sa sœur n’est guère convaincant) ;
2- lorsqu’il renonce au produit de la quête au profit d’un condamné à mort : je soupçonnerais là une plus grande dose d’arrière-pensée car Rahim a senti comment fonctionne le système ;
3- lorsqu’il demande qu’on efface la vidéo de son fils : je vois là une forme de rédemption pour Rahim, son premier geste d’amour.
Cette conversion supposée est confortée par la scène finale. D’abord il a changé de visage, moustaches et crâne rasé, ce qui montre qu’il ne veut plus être reconnu, pour sortir du cercle infernal « héros – antihéros ». Ensuite, il semble serein, alors qu’il retourne en prison. Il est plus clair dans ses choix, confie Siavash à sa fiancée, alors que peu avant on le voyait rassurer son fils en lui promettant qu’il ne l’épouserait que s’il est d’accord. Enfin, la mise en scène elle-même change : la succession de rebondissements scénaristiques a fait place à un moment contemplatif, Rahim revenu dans l’ombre, alors qu’au-dehors, au soleil, un couple se retrouve. « La plus belle scène du film », comme l’a dit ma compagne, mais si on la ressent comme telle c’est bien à cause de la frénésie qui l’a précédée. Du grand art.
Car Un héros pourrait être décrit comme un enfermement scénaristique. Rahim est libre pendant deux jours, mais cette liberté n’est que de façade : Farhadi va l’enfermer dans un engrenage.
Le réalisateur l'exprime symboliquement dans l'une des premières scènes du film : on voit Rahim grimper le long d’un site archéologique sous des échafaudages. Il va en effet s’élever très haut, mais au prix de souffrances comme le montre son essoufflement, car Farhadi lui a concocté un « échafaudage scénaristique » des plus diaboliques. Le suspense est constant, bien que l'on sente, quand même, arriver certaines péripéties : on se doute que la personne venue récupérer le sac pourrait ne pas être la vraie propriétaire. Mais alors, comment a-t-elle pu décrire le sac, le nombre de pièces, et indiquer la marque des cigarettes ? Trou scénaristique. Autre reproche qu'on pourrait lui adresser, une tendance à charger parfois un peu trop la barque : l’histoire de l’épouse qui se remarie, par exemple, n’a que peu d’utilité.
Prison glauque que Rahim décorait, contre prison dorée à l’air libre. Son beau-frère lui dit d’ailleurs en substance : « comment, tu ne veux pas un thé ?... tu préfères celui de la prison ? » . Le thé de la notoriét(h)é aura en effet un autre goût que celui de la honte associée à la prison. Mais ce sera toujours du thé. Le même enfermement. Finalement, au terme d’un éprouvant parcours, Rahim choisira le thé de la prison…
Rahim avait pourtant le moyen d’en sortir, ce sac de pièces d’or tombé du ciel. Pourquoi a-t-il renoncé ?
D’abord parce que la somme ne représentait que la moitié de sa dette. Or, Braham, son créancier, ne voulait pas céder, et il aura beau-jeu de relativiser le geste du « héros » en arguant que si la transaction avait été acceptée Rahim n’aurait jamais rendu les pièces. Braham accepte finalement que le beau-frère lui fasse des chèques mais probablement Rahim ressent-il le risque qu’il fait courir à la famille de sa sœur. Ensuite, parce que sa sœur le met face à l’origine de cet argent, c’est-à-dire face à sa conscience : c’est ce qui le décide à rendre le sac.
Il faut noter ici le rôle prépondérant des femmes dans Un héros : c’est Farkhondeh, la fiancée, qui trouve le sac, sa sœur donc qui le convainc de le rendre et se charge de la transaction, la dame de la société de bienfaisance qui accepte de signaler l’ultime geste altruiste de Rahim, l’épouse du condamné à mort qui sauve celui-ci en se mettant en quête de la somme demandée. Les femmes sont certes invisibles dans la société iranienne – Farkhondeh ne peut se montrer au grand jour et est sous l’autorité de son frère, la femme au sac explique qu’elle doit agir en secret – mais leur rôle est déterminant. Le cinéma iranien nous a habitués à cette idée que les femmes, contraintes de se retirer derrière un voile noir, sont pourtant celles qui mettent la société en mouvement. Quitte, comme Farkhondeh, à utiliser ce voile pour dissimuler un sac de pièces d'or !
Le cadeau du ciel ne sera pas ce sac mais la notoriété que son geste confère à Rahim. Et, plus encore que la perspective de retrouver un job, le vrai cadeau pour Rahim est l’image valorisante que la société lui renvoie. Rahim va s’en enivrer, jusqu’à commettre des erreurs. Mais il est important de remarquer que ces erreurs sont toujours adoubées par un tiers : lorsque Rahim raconte qu’il a trouvé le sac, c’est encouragé par le directeur de la prison ; lorsqu’il décide de faire un faux témoignage, c’est sur une suggestion du chauffeur de taxi. Tout le monde encourage Rahim car tout le monde veut croire au mythe du Héros.
Qu’est-ce qu’un héros aujourd’hui, interroge le film. Ulysse ou Hercule accomplissaient des actes extraordinaires, déjouant les plans des dieux, mais ce n’étaient pas des saints : Ulysse est essentiellement rusé, Hercule puissant. On pourrait dire qu’un héros aujourd’hui est quelqu’un qui fait le bien. Mais même cette définition, Braham l’interroge : quel bien Rahim a-t-il fait ? N’est-ce pas plutôt lui, Braham, vu comme un créancier implacable, l'homme de bien, lui qui a fait confiance en prêtant une forte somme, renonçant à la dot de sa fille ? Braham est le seul qui ne veut pas voir en Rahim un héros, et la scène où il reste bras croisés au milieu des applaudissements est à cet égard expressive. Braham est celui qui se rebelle contre la dictature des bons sentiments...
Non, le héros d’aujourd’hui n'est pas celui qui fait le bien. Qu'est-ce alors ? Simplement quelqu’un qui n’agit pas d’abord selon son intérêt personnel.
Voilà qui en dit long sur l’individualisme de la société iranienne – ou française car le propos de Farhadi est universel, qu’on pense par exemple à ce pompier célébré en héros chez nous parce qu’il avait sauté à l’eau pour sauver un gosse de la noyade… Aujourd'hui, celui-ci qui agit de façon désintéressée est mis au pinacle, tant l'individualisme et la rapacité se sont répandus. L'écrivain Gérard Bouillier date cette mutation à l'aube des années 80 et la série Dallas : JR le cynique, qui ne vise que son enrichissement personnel, a remplacé le Zorro redresseur de torts de son enfance (et de la mienne).
C'est bien le cas ici : tout le monde, autour de Rahim, agit suivant son intérêt personnel, ce qui, à une époque où l'image détermine les destins (nous allons y venir), se traduit par "soigner son image". Ainsi, les directeurs de la prison veulent redorer l’image de l’administration pénitentiaire suite à une série de suicides, le type de la préfecture entend se prémunir contre toute attaque, la société de bienfaisance sait que son activité dépend de sa réputation. Il n’y a pas que Rahim qui « sait faire illusion » décidément...
C’est ici qu’interviennent les réseaux sociaux, qui ont évidemment pris de l’ampleur depuis les premiers films de Farhadi. Des réseaux sociaux à présent tout puissants, dont le cinéaste iranien parvient à exprimer la présence hors champ, sans jamais montrer un écran de téléphone (excepté la vidéo de bagarre). Grâce lui en soit rendue tant ces doudous technologiques sont peu cinégéniques… La justice est à présent rendue par ces tribunaux populaires dématérialisés, même si l’administration accomplit très bien son devoir (et il faut noter ici que le réalisateur, comme à son habitude, n’égratigne guère le régime : notre fonctionnaire de la préfecture apparaît plutôt comme un rempart contre la bêtise et comme un bel exemple de rigueur).
Et à quoi marchent les réseaux sociaux ? A l’émotion. Un gamin qui bégaie vous porte au plus haut, une bagarre au plus bas. L’arme fatale de Rahim c’est donc son fils. C’est d’ailleurs « pour lui » que Braham acceptera la transaction proposée par la société de bienfaisance : même le lucide créancier n’échappe pas totalement à l’emprise de l’émotion. Le jeune garçon fait tout ce qu’il peut pour aider son père, offrant face caméra les 50 tomans… que lui a remis la femme au sac dans une scène précédente ! Chaque élément de ce meccano scénaristique est, décidément, soigneusement raccordé.
Plus Siavash a du mal à articuler, plus il est touchant, lui explique le gars de la prison. C’est là que Rahim va décider de débrancher le système, pour devenir quelqu’un de vrai. Rédemption.
Ce n’est ici qu’une interprétation de cette si riche intrigue. « Qu’est-ce que la vérité ? » demande Pilate au Christ. Celui-ci a fourni bien des éléments de réponse durant ses trois années de prédiction. Mais face à cette question, il a cette repartie, fascinante : il ne répond rien. Une façon de dire que chacun doit chercher la sienne. Exactement ce que fait Asghar Farhadi dans son film. Après quelques errements européens (Le passé en France, Everybody knows en Espagne, avec des stars internationales), le cinéaste iranien est de retour chez lui, à son meilleur.
Méritait-il le Grand Prix à Cannes ? Pas sûr : Farhadi n'a jamais été un grand styliste. Sa mise en scène a le mérite de la rigueur et de la sobriété mais ses incessants champ/contrechamp et ses scènes très découpées ne m'ont guère enthousiasmé. Le Prix du Scénario se serait, lui, en tout cas, imposé avec évidence.