Même à une époque – la nôtre – où le cinéma n’a plus le rôle social, politique ou éducatif qu’il a pu avoir au XXème siècle, il convient de ne pas négliger le rôle des films populaires, et des comédies en particulier, dans la large divulgation d’idées susceptibles de faire évoluer la société. Et surtout de la faire évoluer « dans le bon sens », c’est-à-dire vers plus de tolérance, de bienveillance, d’ouverture d’esprit, face à un monde politique ou face à des médias populaires qui, par démagogie ou par idéologie, prônent plutôt le renfermement sur soi, et la peur ou même la haine de l’autre. De la même manière que les outrances médiocres de la Cage aux Folles d’Edouard Molinaro en 1978 ont positivement influencé l’image de la communauté gay en France, à une époque où, ne l’oublions pas, les mots « pédéraste » et « homosexuel » étaient encore considérés comme des synonymes, le traitement de la transition de genre dans une comédie comme Un Homme Heureux est a priori une raison de se réjouir.
Quand, en plus, ce sont des interprètes du niveau de Fabrice Luchini et de Catherine Frot qui sont chargés de « porter le message » de l’évolution des mentalités en faveur des personnes souffrant du genre qui leur est « imposé », on a forcément envie d’aller voir de quoi il retourne. On s’inquiète bien un peu de voir apparaître comme co-scénariste un Guy Laurent, qui, dans Qu’est-ce qu’on a fait au Bon Dieu ?, n’a pas su éviter l’écueil de la caricature quand il s’est agit de traiter le sujet des clichés que chaque culture développe par rapport aux autres. On redouble de prudence en découvrant que la réalisation en a été confiée à Tristan Séguéla, dont on ne peut qualifier le travail précédent que de totalement insignifiant.
Un Homme Heureux, après un générique façon « carte postale » du Nord involontairement ringarde qui fait peur, démarre bien avec cette jolie scène du déjeuner au restaurant – spoilée dans sa quasi-intégralité dans la Bande Annonce – où l’épouse (Catherine Frot) d’un maire ultra-conservateur du Pas de Calais (Luchini) cherchant à être réélu lui révèle qu’elle va devenir l’homme qu’elle a toujours rêvé d’être. La suite, malheureusement, va peu à peu ressembler à une molle débâcle, confirmant toutes nos craintes.
L’exposition initiale des deux points de vue que le film va confronter est à la fois simpliste et efficace : entre le conservatisme ringard et limite facho d’un maire croyant, rejetant la modernité sous toutes ses formes, installé dans une province française qui ressemble carrément à celle des années 70, et le discours LGBT+ débité de manière quasi didactique au cours d’une séance de thérapie de groupe que Séguéla n’ose clairement pas moquer, la guerre est déclarée (à noter que, lors de la séance à laquelle nous avons assistés, des spectateurs ont quitté la salle à la fin de cette scène, montrant la nécessité de faire des films comme celui-ci !).
Katerine et Artus sont curieusement en sous-régime, assez loin de leur vitalité habituelle. Luchini fait de l’excellent Luchini, mais sans explorer suffisamment les aspects les plus sombres de son personnage, sans doute trop éloigné de sa nature histrionique. Frot est constamment émouvante, comme elle sait si bien l’être. Le film ronronne très vite, au long de péripéties convenues qui manquent vraiment de mordant. Lorsque, à mi-course, le coming out d’Edith / Eddy change la donne, on se dit que le film va trouver son rythme, et affronter son sujet : il n’en est rien, et les scénaristes opèrent alors un choix dramatique (pour le film) en éludant tout ce qui aurait fait le sel de l’histoire, et mettant à mal la vraisemblance même de ce qu’ils racontent. On passe sur une campagne électorale au résultat impensable, qui aurait dû être violente, avec une guerre sans merci entre un vieux maire de droite converti à la beauté des transgenres et une jeune gauche dissimulant derrière son discours éclairé toutes les vilenies de la politique politicienne : cette possibilité d’un vrai et beau sujet polémique, évoquée en deux phrases, passe complètement à la trappe.
Car il est clairement temps pour Séguéla d’introduire un conflit psychologique pertinent mais conventionnel (afin de rappeler que la compréhension dans un couple requiert que chacun fasse un pas vers l’autre, belle découverte !), lui permettant de clore son film sur un happy end. Un happy end en plein cœur du fameux carnaval de Dunkerque, et qui, là encore, ignore stupidement la possibilité d’utiliser l’imaginaire flamboyant du travestissement carnavalesque, de l’inversion des rôles, qui aurait pourtant correspondu parfaitement à sujet du film. On rage de voir ainsi inexploitée l’image étonnante d’un Luchini vieillissant, féminisé par son déguisement, introduisant malgré le scénario bâclé du film quelque chose de troublant à l’image.
Bref, on est loin, très loin, du brio de la conclusion d’un Certains l’Aiment Chaud, où Wilder balayait d’un grand rire l’absurdité du genre, plus d’un demi-siècle avant que la cause LGBT+ ne devienne un débat public. Bref, « Nobody’s Perfect ! », on le sait bien, mais quand même : au lieu de ne nous offrir qu’une médiocre comédie – certes réellement utile dans le paysage cinématographique français -, Séguéla aurait pu s’inspirer de Wilder, et dépasser le consensus mou de la gentillesse et du happy end qui a littéralement « émasculé » (oui, oui !) son film.
[Critique écrite en 2023]
https://www.benzinemag.net/2023/02/19/un-homme-heureux-de-tristan-seguela-personne-nest-parfait/