Un lac est le troisième film de Philippe Grandrieux. Dès les premiers plans, on retrouve le style du réalisateur. Mais on ne sait pas où on est, on perd tout repère visuel et narratif, on se laisse bercer par un hermétisme inexplicable. La caméra est vacillante, tremblante, l’image palpite. Un homme, un jeune bucheron épileptique, isolé dans une forêt ensevelie sous le neige essaye de couper un arbre. L’homme ne fait qu’un avec la nature, le film ne fait qu’un avec son univers. Grandrieux filme un tout à partir de rien. C’est un bloc qui fait immerger le lien entre la nature et l’homme. Le français est un cinéaste qui fait s’exprimer l’aridité des corps que ça soit par la bestialité à travers les sens et les pulsions d’un psychopathe impuissant dans Sombre, ou par la dépression de la chair et de la sueur d’une pute de l’Est dans la Vie nouvelle.
C’est un cinéma vivant qui tombe comme un déluge devant nos yeux, où la manière de filmer s’entrechoque avec la manière de vivre. Il est parfois (souvent) à la limite de la posture, de celui qui se regarde filmer, qui s’observe créer. Mais tout semble fluide, perceptible et flou à la fois, venant du fin fond des viscères, de forces souterraines invisibles. Le son détient une place primordiale : le souffle, le vent des arbres, les corps qui s’entremêlent. Grandrieux nous offre un spectacle naturel, lentement naturaliste. Les émotions éclatent, la jalousie, l’innocence, les figures familiales s’esclaffent, la forêt fusionne avec les personnages, les personnages sont la forêt, tout fait corps. La communication des gestes, des émotions, des impressions. Mais il manque un petit quelque chose. Nous sommes dans un autre monde, intemporel.
Tout est concentré sur l’agitation des corps, sur les sensations brutes et brutales du corps. Un lac est beau, parfois magnifique offrant des plans d’une grandeur picturale somptueuse comme ces ombres qui se perdent dans la neige et dans la brume maternelle, ce corps nu qui disparait et qui se disloque dans la pénombre. Un lac est poétique, une poésie sensitive qui peut sembler incompréhensible et vaine. Cette personnalité visuelle fait toute l’essence de Grandrieux. Paradoxalement, Un lac est sensiblement indécis dans son atmosphère et dans sa perception de son art. Grandrieux fonctionne à l’instinct, dans une totale urgence qu’on ne retrouve pas forcément dans cette dernière œuvre. Ici, on est plus dans la contemplation parfois un peu simpliste, gentillette. La morbidité, la violence démoniaque de ses deux premiers longs métrages a disparu. Dommage. Il n’empêche qu’un Lac émerveille plus d’une fois, nous plongeant dans les tréfonds d’un décorum à l’horizon infini, où les corps s’évoquent dans une poésie insoluble.