[prise de notes un peu remaniées mais collées ici telles quelles depuis FB]
Déjà, je suis loin d’être connaisseur ou aficionado de Dylan et de sa carrière, j’avais écouté plusieurs albums avant, dont ceux de la période couverte par le film, et quelques disques plus tardifs qui ne sont pas évoqués dans ce biopic.
Commençons par les réserves, qui sont mineures et s’amenuisent à mesure que le film avance :
- il y a la question du mimétisme, physique et comportemental, qui est une problématique récente du biopic en particulier musical, et pour plusieurs raisons : la technologie et les prothèses, mais aussi des personnalités encore vivantes et dont on a des archives qui permettent plus fidèlement qu’une photo ou une peinture de connaître leur manière et leur physique. Dans le cas de ce film, deux des personnages principaux sont encore vivants, Dylan et Baez. Les deux comédiens leur ressemblent beaucoup à cela près que l’actrice qui joue Joan est presque trop belle (d’ailleurs le Dylan du film lui reproche de trop bien chanter et jouer. Cela sonne plus comme un reproche à l’actrice), et Chalamet est assez finement maquillé et prothésié pour coller au physique - au nez, ne tournons pas autour du pot - de son modèle. C’est visible, mais assez subtil est bien fait. Le jeu… ça dépend des scènes, parfois le chien savant prend le pas sur le jeu “intérieur” et on voir Chalamet imiter Dylan, son phrasé, sa courbure. C’est flagrant pour l’année 64-65 et la période tignasse crêpée et lunettes noires, on frise la parodie par instants ça me sortait un peu du film. En revanche pour le chant le travail est assez bluffant, pour tous les comédiens du film qui interprètent les chansons de leurs chanteurs d’origine à leur place. Ici je trouve le pari mimétique bien plus gonflé et casse-gueule que par exemple les lip sync de Bohemian Rhapsody ou les reprises immondes de Rocket Man. Il y a un truc bizarre, du danger et de la sincérité dans ce choix, j’aime ça.
- les seconds rôles: le risque avec un projet comme celui-là, 4 ans dans la vie d’un génie qui a changé la face du monde par sa musique mais qui est indissociable de son époque, de sa société et de son entourage artistique, c’est de fatalement être plus intéressé par l’autour que par le sujet central, que l’on connaît souvent déjà un minimum. Ici donc, c’est tout ce qui a trait à Woody Guthrie, qui n’en finit pas d’agoniser dans son hôpital (toutes les scènes avec lui sont poignantes), tout ce qui tourne autour de Joan Baez, que Monica Barbaro fait irradier et au sujet de laquelle je reviendrai après, tout ce qui a trait à Pete Seeger, joué par un génial Edward Norton, et tout ce qui touche à Alan Lomax, dont je me demande si le film n’a pas accentué le caractère de façon à la limite du grotesque, mais que j’étais très content de voir tenir un rôle aussi important ici. En fait, on aurait adoré une mini série avec un épisode centré sur chacune de ces figures essentielles de la musique folk américaine. Et puis, dans la deuxième moitié du film, le personnage de Dylan s’impose - comme il s’est imposé et affranchi dans la vraie vie de cette scène folk un brin conservatrice sur le plan artistique alors qu’elle était plus que progressiste sur le plan politique. Et le film montre très bien cela.
- le traitement des personnages féminins: c’est à la fois une réserve, une observation plus générale sur un aspect qui semble inévitable dans ce genre de film mais aussi finalement la sensation qu’il évite le pire de ce point de vue et qu’on s’en tire pas trop mal en fin de compte. Cela dit, je trouve le personnage de Joan Baez un peu trop relayé au second plan caricatural de “la jolie fille qui chante bien mais sans génie” qui va user de sa notoriété pour lancer son amant et en prendre ensuite ombrage. Il y a la menace de devenir cela à un moment, et là encore le film s’en sort en évitant l’hagiographie et en montrant que Dylan est quand même plutôt un sale con et ce dès le départ et que sa façon de traiter les femmes en particulier ne joue pas ici en sa faveur. Quelques scènes très réussies illustrent cette rivalité ambivalente entre Baez et Dylan, sur scène ou en privé. Je suis moins convaincu par les choix opérés sur l’écriture du personnage de Sylvie Russo aka Suze Rotolo. Si Dylan a exigé le changement de nom, je ne suis jamais à l’aise avec ces personnages inspirés de quelqu’un qui n’est plus là pour faire valoir sa vision des choses et qui plus est lorsque le film la résume à une espèce de boule de jalousie impuissante et presque manipulatrice. On dirait que le film rate quelque chose de la force de cette relation et de l’influence qu’elle a pu avoir sur Dylan, pour simplifier le tout en un arc de romance contrariée. Et Fanning est assez décevante aussi. Comme si l’actrice était frustrée pour son personnage. Je vois en quoi ce faux triangle amoureux est utile narrativement mais ça affaiblit grandement la complexité émotionnelle et donc artistique qui est sous tendue par ces relations qui s’entrechoquent. Et quant au personnage de Becka, je ne sais pas si elle est basée sur quelqu’un de réel mais elle n’a qu’une scène et trois mots, on sent le personnage sacrifié au montage.
- tous ces choix d’écriture et de montage font que le rythme est un peu bizarre pendant la première partie du film, dont je suis assez fréquemment “sorti” : je me voyais en train de regarder le film plutôt que de me laisser emporter, je voyais les défauts d’écriture, les rouages de la machine, les passages obligés, trop explicatifs et destinés à condenser de façon intelligible pour un public ne connaissant rien du sujet et venu pour Chalamet les enjeux politiques et culturels. C’était pas mal, mais hormis quelques séquences, ça ramait un peu. Et puis…
Et puis il y a tout ce qui va, et qui va même de mieux en mieux dans la seconde moitié.
J’ai déjà parlé de l’écriture, du jeu, de la musique et des personnages. Parlons un peu de la mise en scène:
- il y a plusieurs grands moments dans le films, des séquences entières- souvent musicales on ne va pas se mentir - où j’oubliais totalement l’artificialité de la performance ou de la reconstitution et où je me laissais totalement embarquer. Tout le début est vraiment très beau et en particulier la scène de "Song for Woody" à l’hôpital. Le premier morceau chanté en live par Joan Baez puis par Dylan dans le même club, la scène dans l’église avec Lomax en plein enregistrement, et puis dans la meilleure partie du film, les scènes où Dylan enregistre en studio et peu à peu s’impose, expérimente, s’entoure. Ma scène préférée du film reste une scène totalement fictive parce que le personnage (Jesse Moffette) n’existe pas. Mais le cinéaste en tire un pur moment magique au point où j’aurais aimé pouvoir consulter l’archive réelle de ce moment eut-elle existé. Il y a aussi les 3 ou 4 séquences au Newport folk festival, qui témoignent elle aussi des évolutions dans la musique de Dylan (en parallèle des séquences en studio) et surtout de son inversion de popularité avec Joan Baez, jusqu’au live fatidique de 65. Mais contrairement aux reconstitutions pleine d’esbroufe et de laideur numérique pour recréer au plan près la captation d’origine de Bohemian Rhapsody et de son live à Wembley, ici il faut bien “inventer” une image qui n’existe pas ou presque dans l’inconscient collectif. Je trouve que Mangold s’en tire très bien en trouvant où placer la caméra, quand et comment la déplacer (assez peu en fait pour les scènes de concert) et surtout il filme très bien ce qu’il se passe sur le côté, en coulisses, parce qu’il a compris que c’était peut-être là tout l’enjeu du film et de son sujet. Plutôt que de filmer Dylan par Chalamet devant un public tour à tour indifférent, bienveillant, conquis ou hostile, il filme plutôt Seeger, Lomax, Baez ou même Odetta et Johnny Cash qui observent Dylan/Chalamet en train de jouer. Et ça s’est passionnant.
Et sinon, la photo pellicule et scope est très belle et j’ai été très perturbé par un faux raccord persistant dans la scène des adieux entre Sylvie/Suze et Dylan (le grillage bordel, le grillage).
Et je pense que le film risque de laisser sur le carreau les personnes qui viendraient sans savoir un minimum qui sont Dylan, Baez, Lomax, Seeger, etc. Il ne s’adresse pas forcement au grand public ou en tout cas ne le prend pas trop par la main pour tout lui expliquer (un peu au début), et ça doit sans doute rebuter ou sembler un peu élitiste, mais il ne tombe pas non plus dans le travers inverse. Mais peut-être ai-je cette impression parce que j’en savais juste assez pour cerner les enjeux du sujet et pas être perdu, sans avoir des attentes considérables et m’offusquer à la moindre erreur historique ou modification (comme dans… Bohemian Rhapsody). Mais je trouve que le film respecte son sujet et ses spectateurs: il n’essaie pas de flatter le premier ni de trop séduire les seconds en les prenant pour des jambons.
En vrac, d'autres éléments que j'ai peu détaillés ici : j'ai aimé le clin d’œil à son autre film avec la présence de Johnny Cash (sexy Boyd Holdbrook), je ne sais pas quelle a été la réalité de la situation le soir de la clôture de Newport 65 (hostilité du public, Lomax qui pète un câble, baston sur la table son) mais j'adore que Mangold filme ça un peu comme si Dylan à Newport c'était les Stones à Altamont, y a un vrai truc "électrique" dans l'air et dans toute la séquence, là encore on sent le côté "rockstar" avant l'heure et le danger, c'est vraiment très réussi. Je suis sorti de la salle et j'ai réécouté dans l'ordre les 3 premiers Dylan, c'est quand même plutôt bon signe. Les choix de morceaux dans le film sont d'un goût irréprochable, entre milestones obligées ("Blowin' in the Wind", "A Hard Rain's a Gonna Fall", "Like a Rolling Stone") et titres moins connus mais ô combien excellents ("Maggie's Farm" bordel), et surtout, la mise en scène trouve une solution idéale pour chacun : montrer sa composition balbutiante, son enregistrement évolutif en studio, une performance live, seul, à deux, reprises par une autre, acoustique ou électrique. Un biopic musical réussi en somme c'est cela : trouver des solutions de mise en scène et un point de vue contextualisé et avec un nœud, une tension dramatique pour raconter la mise au monde des œuvres d'art d'un autre que soi. Mission réussie.