Tout fan de Dylan, et même toute personne s’intéressant à l’histoire du Rock, connaît à peu près les faits que raconte Mangold – réalisateur solide, par ailleurs déjà responsable du très bon biopic sur Johnny Cash, Walk the Line -, dans son Un parfait inconnu : comment un jeune musicien ambitieux débarquant des Midlands s’impose rapidement au sein de la scène folk de New York, devient en une paire d’années l’idole de tout ce que les USA comptent de « libéraux » grâce à une poignée de chansons qui marquèrent leur époque (Blowin’ In The Wind, A Hard Rain’s a-Gonna Fall, The Times They are a-Changing, etc.), et donc une sorte de porte parole du Civil Rights Movement. Avant de choquer tous ceux qui l’adulaient en abandonnant sa posture « politique », et en « passant au Rock », en particulier lors d’un concert qui devint réellement légendaire, celui du Festival Folk de Newport de 1965. Une prestation provocatrice et incendiaire qui lui vaudra la haine plus ou moins tenace de toute la gauche bien pensante, mais qui sera suivie de l’un des albums majeurs de l’histoire du Rock, Highway 61 Revisited.

D’une certaine manière, Un parfait inconnu n’est pas un biopic, il n’en adopte quasiment aucun des codes narratifs, et c’est évidemment très bien comme ça ! Mangold a choisi plutôt la forme du « film historique », se concentrant sur une période de temps extrêmement courte, entre l’arrivée de Dylan à New York, avec sa première visite à Woody Guthrie à l’hôpital où il est confiné du fait de sa santé déclinante (et, événement fondamental, sa rencontre avec Pete Seeger, dont l’amitié sera déterminante dans la reconnaissance du jeune auteur par les milieux folk « intégristes »), et son départ en moto du Festival de Newport où il ne laisse derrière lui que des ruines : un public passé de l’adulation absolue à la haine, deux histoires d’amour détruites, celle avec sa première muse, Suze (curieusement rebaptisée Sylvie dans le film), et celle avec Joan Baez, et une poignée d’amis sincères qui se sentent trahis, abandonnés (Pete Seeger et sa femme Toshi en premier lieu).

Pour être sûr de raconter « l’histoire plus que la légende » (et donc ne pas entrer dans le jeu tellement américain de la construction des mythes), Mangold est parti de l’excellent livre d’Ellijah Wald, Bob Dylan Electrique – Newport 1965, qui est d’une précision historique absolue : extrêmement détaillé musicalement, le travail de Wald permet de se détacher de toutes les exagérations qui se sont ajoutées au fil des années au « récit » de cette « révolution », comme par exemple le fait que Seeger aurait essayé de couper l’alimentation électrique de la scène à coups de hache, pour arrêter la tornade sonore qui s’abattait sur le public horrifié.

Pendant deux heures vingt qui passionneront les fidèles de Dylan et de l’histoire de la musique du XXème siècle, mais risquent de sembler bien longues aux autres, Mangold recrée avec précision et fidélité ce qui s’est passé, mais peint également des portraits honnêtes, aussi objectifs que possible, des principaux protagonistes de l’histoire : Dylan, Baez, Suze Rotolo, Pete Seeger, Woody Guthrie, Albert Grossman (le producteur avisé), Bob Neuwirth (l’ami qui l’a accompagné dans sa métamorphose), etc. auquel il ajoute Johnny Cash (qui admirait en effet Dylan) et son personnage de rocker romantique qui lui est cher, on s'en doute.

Plus que l’impressionnant travail de reconstitution effectué par Mangold, ses scénaristes, ses décorateurs, son photographe, la critique des deux côtés de l’Atlantique, sentant évidemment que mentionner tous ces aspects historiques n’attirerait pas le grand public, se répand à longueur de pages sur la qualité « mimétique » de l’interprétation de Timothée Chalamet, copiant ici tous les tics vocaux et gestuels de Dylan, interprétant lui même les chansons célèbres de manière remarquable. On a lu que Dylan en personne aurait conseillé Chalamet (ce qui n'est pas certain...) et qu'il avait finalement « validé » sa composition. C’est impressionnant, mais est-ce réellement intéressant ? Pire, si l’on est provocateur, est-ce vraiment là « du cinéma » ? On a envie de comparer Un parfait inconnu au bien moins « parfait », mais finalement plus « riche », plus proche du geste artistique dylanien, I’m Not There de Todd Haynes (il serait passionnant de le revoir, sa transcription du passage de Dylan à l’électrique étant également mémorable)…

Je dois dire que, à titre personnel, j’ai vibré, ri, pleuré, pendant tout le film, ravi de cette recréation d’une page mythique d’une histoire qui me tient à cœur. Peut-être réagirez-vous de la même manière que moi, et passerez un excellent moment devant le film de Mangold ? Peut-être trouverez-vous tout ça peu passionnant, et haïrez-vous cet artiste froid et arrogant, égoïste, insensible à tout ce qui n’est pas sa musique et son chemin, qu’il trace avec une obstination redoutable ? Mais dans tous les cas, que l’on aime ou que l’on déteste, on peut se poser la question de savoir si, en dépit de son efficacité narrative, Un parfait inconnu est du bon cinéma.

[Critique écrite en 2025]

https://www.benzinemag.net/2025/02/01/un-parfait-inconnu-de-james-mangold-une-page-de-lhistoire-du-rock/

EricDebarnot
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