Mi-juillet, maison de campagne, chez les grands-parents. Vous avez 10 ans, êtes loin de vos amis, et les deux petites semaines écoulées depuis le dernier jour d’école et le départ en voiture semblent avoir duré le triple. Mais ce n’est pas le cas, alors le temps doit bien passer. Il y a bien quelques expositions au village, qui, à votre âge, sont aussi passionnantes que les toits des maisons. Il y a bien quelques balades en canoë : une prison. Alors par curiosité ou par résignation (vous n’en savez rien, et ne vous posez d’ailleurs pas la question), vous commencez à faire parler les animaux de la ferme avoisinante, à épier la moindre conversation pour peu qu’elle retienne votre attention, à prêter à chaque brin d’herbe les possibles d’un portail vers une destination inconnue.
Vous êtes Sam. Ou plutôt Sam, c’est vous, pour peu qu’il ait troqué la campagne pour Los Angeles et les grands parents pour sa partenaire qui, même en tenue d’Ève, le passionne moins que les faits divers de la télé. Lui en revanche a la chance d’avoir comme compagnon d’infortune la caméra de David Robert Mitchell. Elle le prend sous son aile, inondant de lumière chaque nuit, chaque rue, chaque buisson, elle offre au grand enfant qu’est Sam une myriade de zones d’ombre toutes plus magnétiques les unes que les autres. L’une de ces zones est pourvue de cheveux blonds, d’un grand sourire, de mains dont la douceur traverse l’écran, et du pouvoir magique de séparer Sam de sa torpeur. Sam a trouvé son portail vers l’inconnu. Il s’appelle Sarah et vient de disparaître avec la nuit.
Dès lors, grain de sable dans un sablier et doué d’ubiquité, Sam s’engage à son insu dans un double toboggan. Toute hiérarchisation entre la recherche de Sarah et l’introspection qu’elle engendre sera vaine. La première, propulsée unique impératif quotidien de Sam, engendre la deuxième qui, mise en sommeil par l’ennui de la monotonie, se réveille à l’instant où sa quête l’extirpe de l’autorité de ses va-et-vient quotidiens. Le labyrinthe qui se dessine – sans pour autant se résoudre – sous ses pas, est une lumineuse projection du réveil d’un inconscient en sommeil. Le temps libre dévoile tout son potentiel. L’oisiveté s’efface devant une frénésie de fantasmes, le réveil évoqué rend réel un monde mystique. Mais Sam se préoccupe bien moins de la vraisemblance que des indices qui s’offrent à lui, et fait le choix permanent de poursuivre son exploration, prenant vite conscience que chaque piste qu’il poursuit le rapprochera de réponses qu’il redoute autant qu’elles l’enthousiasment.
Dans cet ascenseur permanent entre mise au jour de ses propres paradoxes et expédition des fonds de ce lac argenté qu’est un Los Angeles entrelacé de figures fantastiques, Sam dessine la carte de son propre monde. Il s’approprie un Los Angeles qui n’est véritablement hostile qu’à celui qui s’en effraie. C’est en tous cas ce qu’il croit. L’ascenseur s’arrête à chaque étage, et déconstruit les croyances sur lesquelles étaient basées son existence passive et révolue à mesure qu’il lui donne les clés de son for intérieur. Les nouvelles questions sont des récompenses, ce qui donne à voir toute la force du paradoxe : plus Sam avance, plus il s’enfonce dans une illusion. Mitchell, un temps guide et allié, déploie ses desseins : assommer son personnage de la preuve qu’il subit ses certitudes. Point de prise de contrôle, mais un séjour en captivité dans l’autorité d’une pop-culture factice. Vous êtes toujours Sam, et ne faites même plus confiance à l’authenticité du chant des oiseaux. Les élans de violence, supposés exutoires, n’ont pour substance qu’une prédétermination de valeurs qui associe violence et exutoire. De conducteur, Sam devient petit à petit passager, de cartographe il se noie dans la richesse d’entrelacs qui le laissent à quai.
Découvrir l’écart dimensionnel entre façade et substance a un prix : celui de l’innocence. Le film renvoie à un dilemme moral passablement nihiliste, entre ignorance et désillusions. Dans la campagne, sublimée par des rayons de lumière presque trop beaux pour être vrais, le dilemme se complexifie. La beauté de ce qui se révèle chaotique rend intarissable la soif de questions, et fonctionne tel un aimant tant elle rend impossible la fuite d’un cycle d’illusions perdues. Vous faites le même choix que Sam, qui n’en est finalement pas un. Chaque indice ne peut se laisser ignorer, vous n’autoriserez pas cette chasse aux trésors à rester souterraine. Quiconque s’aventurera derrière vos yeux vous en sera reconnaissant, car peut-être le mènerez-vous Under the Silver Lake.
Critique publiée pour la revue Tsounami, à retrouver en ligne : https://www.tsounami.fr/index.html