Cadavres Exquis pose pendant deux heures une seule et même question à son spectateur, non pas : où est la vérité ? Ni même : comment chercher la vérité ? Mais bien : peut-on chercher la vérité dans cette Italie des années de plomb ? C’est la seule à laquelle Francesco Rosi semble pouvoir répondre. Celui qui s’approchera de la réponse ne sera pas l’inspecteur Rogas (Lino Ventura), que l’on peut projeter comme avatar à la première personne du réalisateur dans cette enquête, mais bien le juge Varga (Charles Vanel), protagoniste de la superbe séquence inaugurale du film. Trois éléments définissent, dès cette introduction, ce que sera la quête de vérité. 1 : qu’elle nécessite d’interroger un grand nombre d’interlocuteurs, ces momies en l’occurrence. 2 : qu’elle se heurte inlassablement à un mutisme infranchissable : celui des bouches, embaumées, des corps suspendus au plafond de la crypte. Et surtout 3 : qu’elle mène à la mort, le juge Varga sera assassiné à la sortie de cette crypte.
La quête du coupable dans laquelle s’engage l’inspecteur Ventura n’a donc aucune chance d’être résolue. Taciturne, peu loquace ni prompt à partager ses indices, Rogas marche dans une voie funeste, dont il ne comprend que péniblement les contours, et traque la main qui tient l’arme des crimes, une main invisible, jamais dans son champ de vision, jamais sur les photos qu’il récolte, portraits de fantôme sur lesquelles les silhouettes sont savamment découpées, portées au hors-champ, au mutique, à l’inquestionnable.
Si tout le film se veut éminemment politique, esquissant séquence après séquence une responsabilité collective, un « complot », dans lequel ils sont « tous impliqués », c’est bien à l’instant de l’arrivée du terme « politique » dans le film que l’enquête s’opacifie définitivement. On saura seulement que c’est un mot tabou, une sentence pour quiconque cherche à comprendre. Une façon de répondre à la question que nous pose Francesco Rosi donc, par une méthode presque mathématiquement logique : dès lors que l’on comprend qu’il faut questionner la nébuleuse néofasciste fondue dans le pouvoir qui fomente sa propre révolution, on comprend aussi qu’on se condamne à demeurer isolé. Le film ne nous raconte donc plus une histoire, mais une atmosphère : celle dans laquelle la mort rattrape un juge pourtant pressé de se laver les mains (un Macbeth inversé ?), celle dans laquelle l’on craint que la violence jaillisse du moindre silence, du moindre phare de voiture. Quand le ciel se couvre, il pleut des cadavres.
La vérité donc, à défaut d’être toujours révolutionnaire, est en tous cas une variable d’ajustement de la politique, la preuve : « même la police est devenue fréquentable aux yeux du parti communiste ! » : Elle est surtout, dans l’Italie de Cadavres Exquis, un dommage collatéral.
Notule rédigée pour Tsounami numéro 12 : Rosso
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