[Attention, cette critique, contient quelques spoilers concernant l'intrigue : des spoilers un peu vaporeux comme dans les Cahiers pour cacher qu'en fait, on vous raconte tout le film du début à la fin, mais des spoilers quand même. Prenez garde.]


C'est tout d'abord un œil qui se forme, lumière perçante au cœur de l'obscurité : c'est la vue, la porte ouverte sur le monde grouillant de Glasgow. C'est par cette référence onirique à la véritable héroïne de Sous la peau, de Michel Faber, que s'ouvre son adaptation cinématographique, Under the Skin, bruyamment cautionnée "expérience sensorielle" par tout le gratin vénitien de l'année 2013. Cendre du passé portée dans le paysage moribond de 2014, le dernier film de Jonathan Glazer s'avère en réalité plus singulier que proprement expérimental, et doté d'une force uppercut inattendue. Car, plus que de son étonnant flux-tendu, au moins dans sa première partie, Under the Skin tire surtout sa puissance de sa surprenante incarnation : loin d'empiler les images et les sons énigmatiques, Jonathan Glazer travaille en réalité avec une précision documentaire à les remettre tout à fait à leur place. Pas si mystérieux qu'on pourrait le croire de prime abord, surtout à sa bande-annonce complètement obtuse, Under the Skin préfère s'abandonner au plus extrême de la littéralité en ne s'éloignant jamais totalement de son postulat de science-fiction. Peu d'informations-valises viennent alors interférer avec la limpidité du récit, à l'exception de quelques télescopages de caméras cachées urbaines, miroirs de la désolation écossaise. Cernée par cet univers en ébullition, la longue errance de Scarlett Johansson, décalée par essence et aliénée par nature, toute en contraste face à un peuple écossais à l'accent incompréhensible et à la banalité agressive, atteint continuellement son point d'orgue dans un long et meurtrier ballet de l'effeuillage : sans conteste les meilleures scènes du film - celles qui, tout en lui donnant l'allure d'une vague installation contemporaine de Beaubourg, le ramènent en réalité à sa nature plus triviale de fantasmagorie sadique, de spectacle de l'horreur brute.


Mais on ne fait pas un film d'un concept, et dès la première heure, quelques élans putassiers viennent ternir l'étrange pureté de la mise en scène. Une scène de noyade interminable, un enfant abandonné pour titiller l'empathie des plus sensibles, et déjà, on commence à sentir ce que Jonathan Glazer semble craindre lui-même : la fêlure de son personnage, ou, pour ainsi dire, la fêlure de son sujet, la fragilité de son cinéma, qui n'affleure qu'à l'apparition d'Adam Pearson, touchante gueule cassée à l'interprétation d'autant plus viscérale que sa simple présence n'est que le symptôme d'un voyeurisme malvenu et exacerbé, faisant soudainement basculer la science-fiction dans le freak-show. Scarlett s'y trouve un brin d'humanité, on ne sait pas pourquoi, ni comment, et emporte le film avec elle dans les forêts isolées et brumeuses du Nord du pays. C'est le point de rupture, la soudaine entrée dans les clous, la lente inversion du mécanisme romanesque (de bourreau, elle devient victime, de chasseuse, elle devint gibier) qui éteint dans sa prévisibilité une partie de la flamme cinématographique. Un clin d’œil mièvre à Tess d'Ubberville, au dessus d'une flaque, et quelque part au même point, une scène de minauderie devant un miroir, parodie de féminité échappée du désolant Angélique d'Ariel Zeitoun, suffisent à caractériser la douce et confortable pauvreté dans laquelle se love dès lors le récit, devenant un collage maladroit de belles images, de scènes attendues et de pré-supposés vaguement misogynes. La toute fin, misanthrope au possible, en devient alors aussi belle que vénéneuse : une anomalie, comme si, sans crier garde, un Haneke pire période avait éclos en creux du long-métrage pour en vampiriser toute la substance. La mise en scène y redevient un instant cette cathédrale de science-fiction, mais jamais ne masque l'amère déception d'un film à la beauté aussi intense qu'inégale. Comme une perle brute, imparfaite mais hypnotique, dure mais sensible.

ClémentRL
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le 7 juil. 2014

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