Tout est étranger dans « Under the skin », et pourtant ses situations relèvent du commun : on y suit, la majeure partie du temps, une conductrice perdue demander son chemin à des hommes isolés, en leur proposant un voyage en stop. Mais quelque chose cloche dans l’attitude de la conductrice, qui tient à sa posture, son regard, ses émotions : elle semble en décalage avec la population d’hommes seuls qu’elle accueille dans son mini-van. Cette impression est encore plus vive lorsqu’elle se retrouve au milieu d’une société (la conductrice traverse parfois des villes, voire s’y arrête). Ce décalage entre la conductrice et l’humain, en forçant le déplacement du regard, rend tout étranger : non seulement la conductrice, donc, mais aussi cette humanité qui, bien qu’elle ne fasse rien d’extraordinaire (rentrer à pied du travail, se promener en bord de mer, faire ses courses, se retrouver dans une boîte de nuit) n’a jamais parue aussi mystérieuse et bizarre !
Jonathan Glazer a eu l’idée géniale, pour faire naître cette double étrangeté, de faire jouer la non-humaine par une star planétaire, Scarlett Johansson, et, de la filmer en caméra cachée demander son chemin à de parfaits inconnus (qui jouent donc leur propre rôle). Ajoutant ainsi un niveau de lecture à son film, et conférant encore un peu plus de puissance à ces images qui n’en manquaient déjà pas.
En effet : pour viser à cette objectivité seule à même de rendre compte d’une altérité impénétrable (dans la première partie), la mise en scène est d’une froideur – et en même temps, d’une beauté – inouïe. Plastiquement renversant, et accompagné d’une superbe bande originale, « Under the skin » enchaîne des séquences qui saisissent le spectateur et le figent dans une position stupéfaite devant la singularité de ce film à nul autre pareil. Parmi ces séquences citons la séquence d’ouverture, faisant penser à l’alignement des planètes de « 2001 : l’odyssée de l’espace », qui relève du poème visuel, de l’abstraction géométrique, et qui annonce en tout cas une altérité pure. Citons encore cet espace noir où la conductrice piège ses proies, là aussi totalement abstrait, où solide, liquide, mort et désir se mêlent dans un mélange terrifiant.
Dans sa composition d’une entité non-humaine, Scarlett Johansson trouve son plus grand rôle à ce jour. Un rôle à nul autre pareil, qui ne s’appuie pas sur la parole (seulement quelques répliques au sens anodin seront prononcées) et auquel l’actrice offre tout son corps.
Le film baisse légèrement en force dans sa deuxième partie, lorsque Jonathan Glazer nous permet de comprendre le personnage de la conductrice. « Under the skin » perd alors un peu de son étrangeté radicale, mais pas de son excentricité, comme le prouvera la fin, d’une ambigüité là encore des plus marquantes.
« Under the skin », par son étrangeté très dérangeante qui résiste à la compréhension, mais aussi par sa beauté, est un film au souvenir indélébile, une œuvre de pur cinéma.
Ertemel
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le 22 sept. 2014

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