Il était une fois un pays...
Une comédie satirique sur un sujet brûlant : le destin de la Yougoslavie, depuis l'occupation allemande jusqu'aux guerres des années 1990, en passant par l'épisode titiste. L'histoire se passe à Belgrade et suit le destin d'une brochette de personnages : Marko, un poète minable et manipulateur ; Petar, un costaud qui considère Marko comme son frère ; Natalja, actrice très douée pour faire la potiche et que sa sexualité rend facilement manipulable ; Ivan, le frère attardé de Marko qui aime les animaux ; Golub, chef d'un orchestre qui voit arriver les catastrophes mais que personne n'écoute. Si vous ne voulez pas de spoil, allez aux 2e pointillés.
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Le film se découpe en plusieurs parties avec quelques intertitres explicatifs. Le contexte historique est illustré par des images d'archives dont Kusturica ne fait pas l'effort de dissimuler leur qualité de "stockshots". Il y a même quelques plans à la Forrest Gump où l'on voit Marko serrer la louche de Tito (cela relève du pastiche à ce niveau-là). Il y a bien sûr des bouts de ficelle, dont je ne sais pas bien si Kusturica y est contraint ou s'il les revendique ouvertement comme tels ("regardez, je bricole, c'est ça les Balkans").
La première partie concerne l'occupation allemande et pose la suite. Les horreurs de la guerre vues à travers la mort de bêtes en cage bombardées... Original. Marko client d'une prostituée, qui se branle et jouit en même temps que son immeuble explose. L'assassinat du dignitaire allemand principal, Franz, dont l'air niais cache une résistance quasi surnaturelle. Un univers assez cartoon : la séance de torture électrique rappelle que nous sommes dans la patrie de Nicolas Tesla ; les trappes, les déguisements, la violence gratuite et bête, la veulerie des personnages, souvent fortement imbibés sont fort drôles. La palme à Natalja, qui crie de manière éplorée "Franz", et lui demande, alors qu'il suffoque, d'excuser son amant de le tuer ainsi. Cela dit, le triangle amoureux est peu vraisemblable et dur à suivre.
La deuxième partie concerne la guerre froide et devient carrément loufoque. On se recentre sur l'itinéraire d'apparatchik de Marko, devenu chantre du titisme. Il a cependant omis de dire aux gens réfugiés dans sa cave (depuis 15 ans !) que la guerre était finie. Par un ascenseur, il leur envoie de la nourriture pour chien et des matières premières pour qu'ils fabriquent des armes, qu'il vend au noir. Une équipe de cinéma prépare un film sur Petar "Blacky", que tout le monde croit mort. Mais lorsque Natalja et Marko redescendent dans la cave fêter le mariage du fils de Marko, Jovan, le singe tire un obus qui ouvre une brèche et Blacky et son fils partent à la chasse au nazi. Ils attaquent l'équipe de tournage (référence tendre à la tradition du film de partisan yougoslave). Jovan découvre le monde extérieur (belle scène de lever de soleil sur le Danube), mais meurt noyé là où il a pied.
La troisième partie, plus courte, montre le pays dans les années 1990. La guerre civile règne entre Serbes et Croates. Ivan, devenu fou, retrouve son singe. Marko est devenu vendeur d'armes ; Blacky tire sur tout ce qui bouge, mais ses partisans tuent sans faire exprès Marko. Il retourne dans la cave, plonge dans le puits. Tout en mourant noyé, il retrouve tous les morts pour un banquet sur une langue de terre, qui finit par se détacher pour aller voguer sur le Danube, alors qu'Ivan parle en voif off de ce pays qui n'existera plus : la Yougoslavie. Très belle image de fin.
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Kusturica abuse un peu de la musique de bandas des Balkans (Bregovic, encore), notamment dans la scène du mariage, trop longue à mon goût. Le film est bien représentatif de son style, dynamique mais parfois un peu fatigant, du fait d'un montage alterné souvent rapide entre plusieurs actions.
A ces quelques réserves près, le film est bourré de trouvailles visuelles, comme cette chaise roulante en feu tournant en rond autour d'une croix en pierre, dans un paysage ruiné. Le Danube est aussi à l'honneur, que ce soit en surface ou sous l'eau (belles images oniriques de l'eau comme véhicule des morts, pas macabre dans l'imagerie). Si on part donc d'une imagerie assez cartoon, la 2e partie a de nombreux segments qui sont des clins d'oeil ironiques au film de partisan typique du cinéma yougoslave, avec aussi quelques envolées bucoliques. La dernière partie est une allégorie en forme de cauchemar de la situation actuelle, le banquet final renvoyant à la nostalgie d'un âge d'or perdu, âge d'or que Kusturica semble plutôt placer dans les années d'avant l'occupation allemande et dans les racines paysannes de la Yougoslavie.
Le film est long, mais je n'ai rien vu qui légitime des attaques sur une vision proserbe ou d'un quelconque communautarisme. En fait, ce qui me touche le plus, c'est une forme de nostalgie qui ressort de l'usage tendre des images d'archive. Derrière l'esbroufe, le carnaval à la Bregovic un peu fatigant sur la durée, ce film conserve un pan d'identité d'un pays à un moment clé de son existence. Le jury de Cannes ne s'y est pas trompé.
C'est donc, en terme d'ambition, le film de Kusturica le plus ample que j'ai vu jusqu'à présent.