Vivre sa vie
Famille nombreuse, famille heureuse, chantaient les Négresses Vertes à l’aube des années 90. Ce n’est pas vraiment ce que ressent Manana, cette femme quinquagénaire, qui aimerait mieux passer son...
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le 26 juin 2017
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Une famille heureuse. Voilà un titre a priori très ironique. Car dès son début, le film de Nana Ekvtimishvili et de Simon Groß montre que l’effervescence qu’on y voit ne s’accompagne pas forcément de la joie de vivre qu’elle pourrait supposer. 3 générations vivent sous le même toit, apparemment celui de Lamara et Otar, les grands-parents : ces derniers vivent en effet avec Manana leur fille, la cinquantaine, Soso le gendre, Lasha le petit-fils, Nino la fille et Vakho le petit-gendre.
Ce serait plutôt l’agacement qui serait le maître-mot de l’ambiance familiale, entre une matriarche vaguement totalitaire dans une société pourtant très patriarcale, un père de famille affublé d’un groupe d’amis envahissants, des enfants indolents. Et, au centre, la mère, Manana, la référence matricielle sollicitée par tous, invectivée, questionnée, harcelée même un soir d’anniversaire où elle n’avait qu’une envie, celle d’être seule ; certainement aimée de tous mais considérée par personne.
Filmé en plans moyens qui englobent plusieurs personnages, Une famille heureuse rend d’emblée compte de la promiscuité, pour ne pas parler de l’étouffement qui est le quotidien de cette famille. La mise en scène apporte ainsi en filigrane une vision sociale de la Géorgie, cet ancien pays soviétique qui vivote, qui prospère très doucement, où cette cohabitation multi-générationnelle est autant d’ordre culturel qu’économique. Même si à Tbilissi, et malgré cette promiscuité, la famille de Soso semble vivre plutôt mieux que les statistiques nationales ne le montrent. Une famille plutôt heureuse donc, pour le coup, vue sous cet angle.
Le vrai propos du film n’est donc pas ce portrait social. Il est centré sur Manana, qui est de tous les plans. Sans qu’on ne sache pourquoi, et sans que vraisemblablement elle-même ne sache, Manana décide un jour de quitter sa famille, et de la quitter pour de bon. Elle n’est ni heureuse, ni malheureuse : son mari est attentionné, « ne boit pas trop » comme dit Lamara sa mère, une expression qui en dit long sur l’unité de mesure du bonheur. Le sujet est donc Manana, et la mise en scène par empilement de petites scènes de sa vie quotidienne permet de la découvrir, telle une véritable sculpture cinématographique qui prend forme sous les yeux du spectateur subjugué par le mal-être qui émane d’elle. La tension intérieure de la protagoniste est palpable, et son départ est un soulagement pour ce dernier.
La caméra de Tudor Vladimir Panduru suit la projection de Manana. Calme et assez peu mouvante en la filmant à son nouvel appartement, saccadée quand elle filme l’ancien et ses habitants. Elle vit véritablement au rythme de Manana, qui elle-même fait penser à une athlète à bout de souffle qui aurait couru un 100 mètres et qui, petit à petit, reprendrait son souffle. La fenêtre de son minuscule appartement est ouverte en permanence sur l’extérieur, avec une légère brise qui semble la revivifier, lui rendre littéralement la vie. Et plus elle se retrouve, plus elle arrive à puiser de la force en elle même, moins elle comprend cette société géorgienne rétrograde qui en est encore aux qu’en-dira-t-on, vaguement égoïste, un peu sexiste, une société où les jeunes femmes se considèrent et sont considérées inutiles si elles n’ont pas enfanté à à peine 20 ans…
Il est doux de suivre l’éclosion de cette femme d’un âge déjà mûr et pourtant semblant à la découverte ou plutôt à la redécouverte de la vie, surtout celle de petits plaisirs et bonheurs perdus de vue depuis tellement longtemps : dîner d’une part de gâteau ou au contraire se faire à manger pour soi toute seule, lire un livre ou écouter sa musique préférée, rire et s’enivrer de retrouvailles amicales. L ‘écriture de Nana Ekvtimishvili est précise, et parle d’un vécu que des femmes géorgiennes et d’ailleurs, de la génération de sa propre mère, ont expérimenté. Il est émouvant de voir Manana un peu gauche dans le rôle d’une timide séductrice lors d’un dîner en tête à tête chez elle…chez elle enfin… Une Famille heureuse montre, si besoin est, combien le fracas est inutile au cinéma, et que les émotions les plus sincères arrivent par surprise, presque par effraction, au détour d’une mèche qui s’échappe d’une coiffure, d’une botte de fines herbes achetée au marché, d’une robe fleurie, de tous ces détails significatifs qu’une caractérisation riche et précise des personnages peut amener.
L’Europe de l’Est nous a récemment fourni des films qui comptent parmi les meilleurs de ces dernières années (Leviathan, The Tribe, Soleil de Plomb, Summer, Le fils de Saul, Leçons d’Harmonie, Crosswind et tant d’autres merveilles). Mais rarement la dimension intime et personnelle des personnages est mise au premier plan dans ces films où le contexte sociétal ou social y est souvent très prégnant. Une Famille Heureuse fait presque exception dans cette liste en s’intéressant d’abord et avant tout au ressenti de sa protagoniste et de tous ses autres personnages, et ça, ça fait des spectateurs heureux…
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le 13 mai 2017
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