« Je ne veux du bonheur
que plaisirs éphémères
Et ces joies passagères
Que l’on oublie sur l’heure »


Bonheur dans le plaisir : un égoïsme bienheureux qui vous vêt de légèreté, vous déleste des responsabilités et des pesanteurs, vous délivre des devoirs et des urgences, et vous caresse l’âme à fleur de peau…



« Notre objectif en tant que cinéastes n’est pas de porter un jugement mais simplement de donner vie à nos personnages et ainsi permettre au public de passer un peu de temps au sein d’une famille géorgienne .»



Et il est vrai que le dépaysement est total : nous voilà immergés à Tbilissi, dans le quotidien bruyant d’une famille de classe moyenne, que régente, matriarche vaguement totalitaire, la grand-mère Lamara, véritable dragon domestique, flanquée de son époux Otar, dévolu au rôle de superviseur sous ses airs de vieux Sage coiffé du chef traditionnel.


Enfants cinquantenaires, grands petits-enfants , nul n’échappe à la férule de l’aieule, sauf peut-être sa fille, qui oppose aux exigences tracassières de sa mère un visage impassible à l’expression indéchiffrable.


Après le chaos tribal d’un autre âge qu’elle affronte au jour le jour, c’est dans sa classe que Manana retrouve son vrai moi : enseigner, communiquer son amour de la littérature, faisant preuve, au besoin, d’empathie, voire d’admiration, pour cette élève aux absences répétées, qui d’une simple parole «quand on le dit, il faut le faire» résout sans états d’âme ses problèmes de couple.


Dans la salle à manger encombrée, bourdonnant de bruits et de cris, entre exclamations diverses et variées, tous s’affairent, pour fêter l’anniversaire, qui de sa fille, de sa femme, de sa mère : pour ses 52 ans Manana aura droit aux aubades d’amis envahissants qu’elle fuit, au grand dam de son époux depuis 25 ans, Oso, lequel ne s’explique pas le côté « sauvage » de sa femme, retranchée dans sa chambre, qui non seulement lui reproche son initiative, mais semble n’avoir qu’une seule envie, être au calme, seule et libre.


Promiscuité, étouffement, on suit la tension intérieure de la protagoniste, tellement palpable, que son départ, sans crier gare, constitue un véritable soulagement, subjugués que nous sommes, par le mal-être qui émane de toute sa personne.


On retrouve bientôt Manana dans un deux pièces quelconque, balcon grand ouvert sur les arbres mollement agités par une brise printanière, qui fait voleter sur la nuque qu'elle effleure, une ou deux mèches échappées du chignon bas, tandis que détendue et les yeux dans le vague, Manana jouit du calme du lieu, un verre de vin à la main, sur la musique de Mozart.


Là-bas les autres s’interrogent, ne comprenant rien à cette solitude choisie, à cette détermination inflexible contre laquelle viennent se briser toutes leurs tentatives d’explications.


Comment pourraient-ils admettre qu’avec un mari attentionné, qui ne la bat pas, qui «ne boit pas trop», comme dit Lamara évoquant son beau-fils, Manana ne soit pas heureuse ? Car c’est bien le problème du bonheur qui est posé, et en filigrane, "une vision sociale de la Géorgie, cet ancien pays soviétique, qui vivote et prospère très doucement, où cette cohabitation multi générationnelle est autant d’ordre culturel qu’économique."


Or, Manana n’est ni heureuse, ni malheureuse : elle n’est qu’une héroïne très ordinaire qui cherche à s’extraire du chaos, une femme qui dans cette société rétrograde si sensible encore aux qu’en dira-t-on, vaguement égoïste, un peu sexiste, a simplement décidé de prendre le temps de vivre, goûtant sans contrainte les choses les plus simples dans une solitude nouvelle, désirée et donc désirable, enfin délivrée de ses obligations de mère, d’épouse et de fille.


Belle ode à l’émancipation, libération qui se passe de mots, affirmation féministe sans ostentation, magnifiquement portée par son actrice, La Shugliashvili nous offre , au travers de cette femme, le portrait d’une révolte silencieuse qui pourrait avoir comme devise : «Ne jamais se plaindre, ne jamais se justifier»
Pas de tragédie ni d’outrances mais une séparation sans drame qui, par sa banalité apparente touche à l’universel, à savoir le désenchantement de la famille et du couple.


Et je retiendrai l’infinie douceur d’une scène où Manana, s’accompagnant à la guitare, lors d’une réunion d’anciens amis de fac, acceptera de chanter, à leur demande, retrouvant ses années de jeunesse :


« Tu étais ma rose, tu es devenue mon chagrin
Tu m’évites et tu gardes tes distances
S’il te plaît, dis-moi si tu as trouvé meilleure que moi »


Un chant ardent, peut-être l’écho d’un amour déchu.

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le 22 juin 2017

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Aurea

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