Un film en deux parties, ce que résument pour une fois parfaitement les deux titres : une chronique sociale avec They drive by night le titre original, un film noir avec Une femme dangereuse le titre français. Raoul Walsh parvient à relier subtilement l'ensemble.


Dans la première partie, on suit Joe et Paul, deux routiers exploités par des patrons ou des propriétaires de camion.


C'est un monde dur où seule la violence permet d'avoir gain de cause : Joe et Paul sont obligés de cogner celui qui leur doit de l'argent et ne veut même pas les prendre au téléphone. Plus tard, Joe se bat dans la rue et s'il est populaire c'est aussi parce qu'il surclasse ses adversaires à ce jeu-là.


C'est aussi un monde franc : on se dit les choses clairement. Cassie incarne très bien ce monde : elle n'a pas froid aux yeux, quand on la dévisage elle lance "ça y est, vous m'avez assez reluqué ?". On ne cherche pas à s'arnaquer, quand on doit de l'argent on le rembourse (le pompiste). Par contre on sait faire jouer les lois du business, comme le montre la scène où Joe négocie ces citrons plus de 5 fois le prix qu'il les a payés. La morale capitaliste est sauve.


Il faut ici souligner la qualité des dialogues, savoureux. Cassie dit qu'elle se faisait tellement peloter qu'elle avait l'impression d'avoir affaire à une pieuvre, qu'on lui tournait tellement autour qu'elle en avait le tournis, Joe rétorque à Paul qui souhaite avoir une heure avec sa femme "qu'une demi-heure suffira", façon d'évoquer soit que l'étreinte sera courte vu l'envie qu'il en a, soit qu'il s'endormira au bout d'une demi-heure, vu son état de fatigue.


Pour tenir, on boit des cafés ou on joue au flipper, on ne s'attarde pas car il faut cravacher pour vivre. On trime pour s'en sortir et parvenir au graal : être à son compte. Par deux fois on voit des personnages sur le point d'y arriver, par deux fois ils se retrouvent dans le fossé. Pas de vie de famille possible pour ces routiers, Paul en est l'illustration, que son épouse désespère de retenir à la maison. Paul - incarné par un Humphrey Bogart pas encore au fait de sa gloire et d'autant plus touchant - est le faible du duo : il s'endort sans cesse, n'est pas mu par la même ambition que son frère. Mais il partage avec lui la droiture et la fidélité.


Or, pour arriver, il faut passer par la magouille et les coups dans le dos. C'est ce qui relie les deux parties entre elles, via le personnage de Lana. Elle apparaît d'abord en surplomb, symbole de sa position sociale. C'est lui qu'elle veut. J'ai lu sur SC que la situation n'était pas crédible ? J'ai trouvé George Raft parfait pour ma part tant il incarne le type sain, tout en étant un dur. Et il a carrément la classe ai-je trouvé ! Bref, c'est peut-être la résistance de Joe qui tourne la tête à Lana, toujours est-il qu'elle va vite se retrouver obsédée par une idée, le conquérir. La femme fatale dans toute sa splendeur, un an avant que débute l'âge d'or du film noir, avec Le faucon maltais. On y retrouve la figure du mari imbécile, Ed, qui répète "tu es ma femme non ?" et multiplie les plaisanteries grossières dont il s'esclaffe bruyamment.


Lana s'oppose à Cassie : elle est fausse, vénéneuse, calculatrice. On pourrait croire à une caricature mais Walsh a le bon goût de la montrer aussi vulnérable : ainsi lorsqu'elle s'évanouit face au couple dans le garage. Ou lorsqu'elle demande à Joe pourquoi il ne s'intéresse pas à elle puisque maintenant l'obstacle de son mari est levé ? Dans ces moments, elle n'est plus seulement une vamp machiavélique, elle se fait touchante, ce qui apporte une plus grande complexité au film, contrebalançant les grimaces un brin appuyée d'Ida Lupino.


Garder son homme à la maison, tel est le rêve de toute femme semble-t-il dans ce milieu. Ainsi l'épouse de Paul est-elle soulagée qu'il ait perdu un bras, car cela signifie qu'il ne peut plus conduire. Walsh insère une scène de dîner pour montrer que ce n'est pas si simple, car Paul peine à travailler. Mais revenons à Joe. Paradoxalement, grâce à Lana qui est parvenu à le sédentariser, Joe peut envisager d'épouser Cassie. Il s'habille chic, a grimpé dans l'échelle sociale mais a conservé son honnêteté, refusant toujours de boire de l'alcool. Un type sain, quoi. Nous l'avons dit, Joe s'est élevé socialement grâce à l'hypocrisie et même au meurtre, mais à son corps défendant, c'est ce que je trouve intéressant dans le scénario.


Puisque Lana est une femme fatale et qu'elle ne parvient pas à le convaincre de dévier, plus qu'à l'emporter dans sa chute : Lana avoue le meurtre, mais en accusant Joe de l'y avoir contraint. On pardonnera les invraisemblances du film, par exemple le district attorney gobant tout ce qu'on lui raconte, pourvu qu'on sache pleurer ou invectiver. On passe par la case prison, qui nous permet de voir le remords qui ronge Lana, autre aspect donnant de l'épaisseur au personnage. Puis par la case procès, en coup de vent car il faut tenir dans les 90 mn réglementaires imposées par le studio, avec la fameuse scène qui fit la renommée de Ida Lupino, que j'ai trouvée pour ma part un poil too much.


Et happy end. Sauf que la route "travaille" Joe. C'est peut-être cela qui le pousse à tout abandonner, autant que les scrupules vis-à-vis de cette boîte où il est devenu patron d'une façon limite. Mais il est à présent installé, réclamé par ce monde où il a su faire sa place. Le triomphe de la vertu en somme ! Et le mythe américain du self made man confirmé.


Pas si mal ? Pas un chef d'oeuvre, certes : la faute au manque de moyens dans la partie They drive by night (le camion qui dévale la pente avec Joe qui est expulsé comme un bout de bois), et à quelques scènes datées (le split screen dans la conversion téléphonique entre Joe et Cassie) ; à un caractère un peu trop appuyé des protagonistes dans la partie Une femme dangereuse (à l'image du personnage de Ed). Côté réalisme social, on est loin de Rossellini, côté film noir on n'est pas au niveau d'un Huston ou d'un Wilder. Mais l'ensemble séduit. Fait mouche en ce qui me concerne.

Jduvi
7
Écrit par

Créée

le 16 févr. 2021

Critique lue 118 fois

1 j'aime

Jduvi

Écrit par

Critique lue 118 fois

1

D'autres avis sur Une femme dangereuse

Une femme dangereuse
Morrinson
5

"Early to rise and early to bed, makes a man healthy, but socially dead."

Un étonnant film bicéphale réalisé par Raoul Walsh, divisé en deux morceaux presque disjoints, jusque dans la dichotomie opérée par les titres anglais et français mettant respectivement l'accent sur...

le 7 oct. 2020

5 j'aime

Une femme dangereuse
raisin_ver
7

Critique de Une femme dangereuse par raisin_ver

Joe et Paul Fabrini font petit à petit leur nid dans le transport de marchandise. Après Le port de la drogue, j'ai appris à me méfier des titres français surtout avec un They drive by night. On met...

le 25 oct. 2011

5 j'aime

7

Une femme dangereuse
Aramis
8

Screwball mystery

« They Drive by Night » est un film de Raoul Walsh sorti en 1940. Apparenté à un thriller et possédant une dimension policière, on l’assimile donc souvent – bien que, théoriquement, il soit trop...

le 7 déc. 2015

3 j'aime

Du même critique

R.M.N.
Jduvi
8

La bête humaine

[Critique à lire après avoir vu le film]Il paraît qu’un titre abscons peut être un handicap pour le succès d’un film ? J’avais, pour ma part, suffisamment apprécié les derniers films de Cristian...

le 6 oct. 2023

21 j'aime

5

Gloria Mundi
Jduvi
6

Un film ou un tract ?

Les Belges ont les frères Dardenne, les veinards. Les Anglais ont Ken Loach, c'est un peu moins bien. Nous, nous avons Robert Guédiguian, c'est encore un peu moins bien. Les deux derniers ont bien...

le 4 déc. 2019

17 j'aime

10

Le mal n'existe pas
Jduvi
7

Les maladroits

Voilà un film déconcertant. L'argument : un père et sa fille vivent au milieu des bois. Takumi est une sorte d'homme à tout faire pour ce village d'une contrée reculée. Hana est à l'école primaire,...

le 17 janv. 2024

16 j'aime

3