Mikio Naruse est un cinéaste qui m'intéresse depuis longtemps. Je le découvre donc avec Une femme dans la tourmente, qui est un très beau film, même si je n'ai été convaincu par tout ! Mais plus le film avance, plus il est grandiose.


J'ai été assez étonné par les musiques utilisées tout d'abord, et ce dès le générique introductif. Je trouve la musique très occidentale, cela aurait très bien pu être propice à un générique d’un film américain des années 50. Disons que c’est complètement différent des compositions musicales proposées par Ozu et Kurosawa notamment. Et cette musique assez occidentale est présent tout au long du film ; une musique mélo qui pourrait très bien être celle d'un mélodrame américain. Ce n'est pas un défaut en soit, juste un petit étonnement.


Mais derrière ce magnifique titre se cache en tout cas une oeuvre de toute beauté. Ce film est aussi bien une chronique sociale, inscrite dans un certain réalisme, qu'une grande tragédie. Finalement, le film est découpé selon ces deux axes, qui pourraient former deux parties en réalité. La première partie est plutôt dénuée d'intrigue et nous plonge dans une certaine monotonie ; Naruse est alors dans l'exposition naturaliste d'une classe sociale moyenne ; il met ainsi en scène des conflits sociaux (la scène du bar au début en est l'exemple typique, même si c'est une scène qui manque un peu de finesse), et des gens préoccupés, dans un Japon encore meurtri par la guerre. Et l'exposition du quotidien de cette jeune femme, Reiko, est d'une grande sensibilité. Comme Ozu, Naruse s’attache à un certain naturalisme, utilise le Cinéma comme un objet de description du réel. Mais Ozu va beaucoup plus loin, me semble-t-il, dans le registre naturaliste. Ici, le réalisme n’est pas poussé jusqu’au bout ; et l’exposition du quotidien se doublera d’une tragique histoire d’amour. Je trouve aussi que Naruse utilise un peu trop l’art musical pour faire une oeuvre véritablement naturaliste ; moins de musiques aurait été le bienvenue je trouve.


On assiste en tout cas à des saynètes de vie finalement pendant la première moitié du film. Des saynètes ô combien magnifiques ! Il y a une composition des plans assez géniale dans ce film, ils sont toujours d'une grande richesse et fourmillent de détails. Le film met ainsi un certain temps à démarrer ; ce sont des suites de situations, qui permettent à Naruse de créer son ambiance, de faire vivre son espace cinématographique. Car il y a une maîtrise du cadre évidente ; l’aspect théâtral qu’il peut y avoir dans le tragique de l’histoire de la seconde partie se constate également dans l’utilisation de l’espace de la première partie, un espace très restreint, qui sert presque de scène de théâtre. Et paradoxalement, tous ces plans en intérieur, qui pourraient étouffer le spectateur, semblent si aérés ! Il y a une construction cinématographique véritablement brillante ! Ainsi, il n’y pas vraiment d’intrigue pendant les 30 premières minutes du film, si ce n’est toutes les préoccupations autour du supermarché. Mais petit à petit, l’intrigue commence à prendre forme ; le spectateur la perçoit avant même qu’elle n’ait commencé d’ailleurs. Mais l’histoire ne débute vraiment qu’après que Naruse ait ancré ses personnages dans le récit. Il les ancre à l’aune de la famille et du milieu social Il fait de Koji un personnage totalement dionysiaque… Quant à Reiko, c’est plus subtile. C'est un personnage qui nous paraît plutôt stoïcien, mais c’est un personnage qui va beaucoup évoluer au gré de l’avancée dramaturgique, car finalement c‘est une femme qui ne sait pas qui elle est véritablement. Mais au final, le film se clôture tout à fait logiquement.


De plus, il y a évidemment le rôle extrêmement important du supermarché, qui est en vérité le facteur déterminant pour tous les personnages que Naruse met en scène ici. Le supermarché conditionne le récit ; sans le supermarché, il n'y aurait pas de film ! Il est l’élément déclencheur de l’oeuvre. Il est même son fondement. Et il est évidement que l’oeuvre correspond tout à fait à son titre. Nous sommes effectivement face à une femme tourmentée, une femme simple mais influencée, qui subit les médisances de ses belles-soeurs, malgré la bienveillance et la tendresse de sa belle-mère qui reste tout de même un personnage ambigu. Et c'est surtout une femme qui va se confronter au dilemme amoureux que lui propose Koji, frère de son époux, mort à la guerre. Nous sommes alors typiquement dans une vraie tragédie, une tragédie presque à la grecque. C’est une histoire terrible, et si bien réalisée, où Naruse capte quelque chose de fort, une aura divine, une grâce incroyable, notamment à travers le visage de ses personnages. Il y a plusieurs climax dans le film, qui parsèment l'oeuvre et qui sont des moments intenses de Cinéma, mais il y a une scène en particulier qui m'a beaucoup marqué et que j’ai trouvé absolument magnifique ; c’est quand Reiko réunit toute la famille et révèle alors ses intentions de repartir à zéro, de quitter le foyer familial. Lasse, en pleins tourments vis-à-vis du dilemme amoureux, ne se sentant plus à sa place, Reiko veut fuir. Fuir vers son mausolée ? En fuyant le foyer, elle fuit aussi le lieu, et dieu sait que le lieu a une importance capitale dans ce film. Cette jeune femme a trop vécue ; il n’y a que la fuite qui peut lui permettre de se ressourcer. Le personnage de Reiko atteint une grâce monumentale dans cette scène… Quand elle honore encore son défunt mari, affirmant qu’il resterait quoiqu’il arrive l’homme qu’elle aime, c’est d’une beauté incroyable, d’une sensibilité folle, et Reiko touche au sublime ! Et ce qui est intéressant, ce sont les réactions des belles soeurs, qui semblent heureuses du départ prochain de Reiko et de son prétendant, sauf que l’ironie de cette scène, c’est que ces belles-soeurs ne savent pas qui est le prétendant en question. Il y a, globalement, une utilisation de l’ironie dramatique assez géniale dans ce film. Le spectateur sait plus de choses que la plupart des personnages ; le film est presque réalisé en point de vue interne, nous sommes Reiko finalement, et c’est pour cela que l’ironie dramatique fonctionne si bien. Car si le film est un bijou de construction filmique, il est aussi un bijou de construction narrative.D’ailleurs, cette scène était si belle que j’aurai presque aimé que le film se clôture ainsi.


Mais ce qui suit est très intéressant également. Toute la séquence du train est très bien faite, car elle n’est pas éclipsée en quelque seconde, Koji et Reiko s’épient, l’attitude de Koji est presque enfantine d’ailleurs, lui qui est ce personnage de l’exaltation ! Il y a une précision incroyable dans les décors qui fourmillent à nouveau de détails, qui rendent vivant les personnages, et où tous les petits bruits d’une gare, d’un train, et d’une foule permettent une immersion totale dans ces 15 dernières minutes qui sont assez tendues, car on se demande malgré tout quelle issue tout cela va prendre. Au vu de la dimension tragique du film, le spectateur ne peut que craindre une fin terrible… Et pendant un long moment, j'ai bien cru que Reiko mettrait fin à ses jours ; mais le destin de cette tragédie est tout autre ! Le train, quant à lui, ne cesse de progresser (Naruse souligne véritablement cette avancée du train), accentuant alors la fuite de Reiko. Naruse nous montre d'ailleurs à plusieurs reprise le même plan de ce train qui avance encore et encore, qui mène son chemin soit vers l'absurde, en étant une sorte de pierre de Sisyphe, soit vers l'expérience exaltante et dionysiaque de la liberté. Cette fuite, est-ce le moment de libération d'un fardeau, ou est-ce la trajectoire nécessaire au dénouement d’une vie trop dure ? Le train ne mène pas que les personnages ; il mène le spectateur tout droit vers le final grandiose, et évidemment tragique dans ce village magnifique…Ce train guide le spectateur et l’emmène avec lui ; mais pour fuir l’absurde, ou pour le vivre ? Pour être Sisyphe, ou pour être Dionysos ?

Reymisteriod2
8
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le 1 févr. 2020

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