Une femme du monde est un film qui ne s’intéresse malheureusement pas plus au monde de la prostitution qu’à la relation mère-fils du duo formé par Marie (Laure Calamy) et Adrien (Nissim Renard). Le premier acte pose les personnages : Marie est une travailleuse du sexe un peu fauchée qui vit seule avec son jeune fils en fin de secondaire. Elle subit la précarisation de son métier et s'échine à secouer son fils taciturne et paresseux. Si la « numérisation de la prostitution » n’apparaît que très peu, on s’intéresse néanmoins aux conditions du marché dans lesquelles l'héroïne opère. Les prix sont tirés vers le bas par d’autres travailleuses moins scrupuleuses, peut-être aussi plus nécessiteuses. Mais le cœur du film reste néanmoins la recherche d’argent pour la prestigieuse école (privée) de cuisine de son fils. Cette poursuite effrénée des billets verts, alternant avec divers conflits mère/adolescent-de-17-ans-perdu-ne-s’autorisant-pas-la-réussite, composera donc majoritairement le second acte jusqu’à la résolution.
Les premières séquences adoptent un ton lent, porteur d’une ambivalence bienvenue. Ce n’est que dans la longueur que les personnages gagnent en épaisseur, il serait illusoire de penser créer du relief sans laisser l’opportunité aux personnages de s’exprimer. Cécile Ducrocq semblait avoir compris ce principe, tant dans l’écriture que dans la mise en scène de sa première partie. L’une des meilleures scènes du film intervient d’ailleurs peu de temps avant la course en avant de la deuxième partie, celle d’une (longue) confrontation à trois voix entre Marie, son fils et l’avocat travesti. Le mouvement général de la scène fait apparaître diverses tensions antagonistes, retranscrites notamment grâce à la violence qui s’installe peu à peu tout en changeant de camp au fur et à mesure du déroulé. Au début de la séquence, le fils refuse de s’entraîner, pour son entretien oral, avec un « sale travelo ». Il va jusqu’à le déposséder de son identité par l’intermédiaire de sa mère, puisqu’elle demande à son ami de se démaquiller dans le but de ne pas « perturber » son fils ; il consent à contrecœur. Puis, lors de l’exercice, le fils se range du côté de l’avocat (figure malgré tout paternelle ?), qui arrive à faire sortir de lui ce que sa mère n’arrive pas à lui faire exprimer. Dans cette séquence, les névroses des personnages s’entrelacent et s’attaquent délicieusement : il se passe quelque chose.
Mais si la réalisatrice évite habilement l’esthétisation à outrance qu’aurait pu lui offrir le milieu de la prostitution, avec des lumières néons qui, de toute manière, n’auront été employées avec justesse que dans Spring Breakers, elle tombe à l’inverse dans un naturalisme mou. Ce naturalisme qui gangrène le cinéma français. Ce naturalisme qui nous épuise à prétendre « filmer le réel, filmer le vécu », là où tout ce qu’il fait ne consiste qu’à cacher la médiocrité de la vision du cinéaste. La fameuse « Suprématie du sujet » de Godard n’est pas un appel à se cacher derrière l’histoire d’une travailleuse du sexe qui doit absolument gagner de l’argent pour payer une grande école à son fils, c’est un appel à avoir un point de vue sur cette travailleuse du sexe et le rapport qu’elle entretient avec son fils et la réussite. Or Cécile Ducrocq n’en a jamais : par exemple, elle ne filme jamais l’épuisement du corps. Comment le pourrait-elle puisque les scènes de sexe sont toujours filmées à la limite du hors-champ ? Il n'y a ni volonté de les sortir complètement du cadre, ni volonté de les faire entrer dans le cadre. Il n’y a donc pas de point de vue sur cette fatigue qui s’empare du corps de la travailleuse, tout juste les trajets incessants qu’effectue Marie.
On le soit, les commissions du CNC sont des ateliers de réécriture façon parfait-petit-scénario. Quand bien même Cécile Ducrocq aurait eu une once d'angle d'attaque esthétique, le scénario programmatique du film était l'assurance de son échec. A partir du deuxième acte, quand la machine à chercher de l’argent s’enclenche, le milieu de la prostitution ne devient plus qu’un décor pour que le film avance. Il fallait pouvoir expliquer la raison qui empêchait la mère de trouver de l’argent : en étant prostituée, elle ne peut ni emprunter à ses parents qui l’ont rejetée, ni emprunter à la banque. Simple, facile... Simpliste, vide. Tout le film déroule sa suite d’action-situation comme un programme, guidé par un scénario qui surplombe constamment les personnages, en s’y intéressant juste assez, mais pas trop non plus. Certes quelques trouées de réel interviennent, et le film évite beaucoup de clichés, comme avec la scène du banquier, juste et jamais dans la victimisation. La confrontation sur le parking de la boîte entre le fils et la mère est un autre exemple de scène où quelque chose aurait pu s’immiscer. Mais contrairement à un J'ai tué ma mère, le dispositif n’arrive jamais à creuser la surface, à aller derrière les personnages, la faute à ce qui a déjà été (d)écrit précédemment. Ce que pourrait vivre un jeune homme de 17 ans dont la mère couche avec des hommes inconnus pour de l’argent, dans un monde qui condamne moralement ce genre de pratique, n’est que montré, jamais ni questionné, ni étudié, ni gratté ; finalement, dans cette séquence, rien ne sort de cette suite de cris échangés entre les deux personnages qu’une vague empathie indolente et indolore.
Une femme du monde est donc un film aseptisé et raisonnable. Plus possible, donc, de passer outre les relents néo-libéraux du final. Plus possible d'excuser la paresse scénaristique qui consiste à déplacer la résolution du dilemme monétaire vers le succès professionnel du jeune homme en s'éloignant de la course à l'argent. Ainsi, en le montrant réussir par le travail, par le fait d’arrêter le cannabis, en le montrant heureux d’abandonner la réussite institutionnelle pour se trouver une place, l’injonction bourgeoise ne se dissimule même plus : prolos de tous les pays, travaillez et restez à votre place. Ne venez pas troubler notre entre-soi. Contenez votre rage et continuez de survivre avec les miettes qui seront les vôtres. Au cinéma moral répondons donc avec un plaisir mutin : non, nous ne voulons pas rester raisonnable à notre place, ni dans la vie, ni au cinéma.
Critique parue dans Tsounami 4 : Procès des belles couleurs https://tsounami.fr/