Jean Luc-Godard indispose autant qu’il prête à l’admiration la plus brute, et c’est peut-être là toute l’ambivalence de ces grandes autorités de l’art que les consommateurs s’appliquent à titrer « génie ». Nouvelle Vague furent deux mots qui à l’oreille du cinéphile entendaient bousculer les normes éthiques qui l’encadraient dans une conception binaire de la narration. Faites-moi du mal, mais faites le bien. Godard exploitera peut-être autant notre injonction comme la marque de fabrique de son œuvre que pour celle de son personnage public. Veut-on admirer l’homme qui dans une même lettre taxait Truffaut de « menteur », « tricheur », et lui demandait par la suite de coproduire son projet futur ? Et se justifiant : « Vu La Nuit Américaine, tu devrais m’aider, que les cinéastes ne croient pas qu’on fait des films que comme toi. ». Parallèlement, Godard se bat, et sa cause est humaniste : elle est celle du peuple, celle des indépendantistes algériens et du manifeste des 121, celle d’Henri Langlois, celle de mai 68. C’est cet homme-là, cinéaste scindé entre plusieurs objectifs et témoin du vrai dans toutes ses contradictions, qui réalise Une Femme est une Femme : grande main tendue vers nous pour nous gifler et nous caresser dans un mouvement indivisible.
Anna Karina est Angela, Jean-Claude Brialy est Émile. Angela est amoureuse d’Émile et Émile est amoureux d’Angela. Ils vivent ensemble, ils sont un couple et Angela veut un enfant d’Émile. Lui préfèrerait attendre, elle préfèrerait entreprendre. Empoignés par leur fierté mutuelle, aucun des deux amants ne parvient à s’extirper d’un étau trop fort serré pour confesser à l’autre la nature de ses sentiments. L’amour en vient à se confondre dans un cafouillis d’attentions et d’arrogances et l’articulation des scènes joue à ne pas en être une. Entre mutisme réciproque et tintements, battements, retentissements de colères partagées, la voix n’est plus, le rouage se fausse et la structure vacille. Voilà Godard. Le faux c’est le vrai. Le vrai c’est le faux. Le tout se confond avec le rien. Angela, rouge de colère, claque la porte derrière son fiancé puis colle sa joue contre le bois pour glisser un « Je t’aime ». Du palier, Emile répond : « Quoi ? ». Angela, lourdement bâillonnée par l’orgueil ne peut plus que hurler. « Je te hais ! ». Clownerie dans le jeu fait loi quand l’amertume détermine l’histoire. La question est légitime : c’est une tragédie, ou c’est une comédie ? Le film est drôle parce que, comble de l’absurde, il vient rompre l’attache du fond et de la forme : il est une comédie musicale dans laquelle on ne danse pas, une comédie musicale dans laquelle l’accompagnement s’arrête quand on chante et reprend quand on se tait. Le film est une orchestration sans accord dans laquelle une pulsation cyclique, régulière, pondérante donne le rythme à des paroles qui ne chantent ni ne riment ; une voix mélodieuse peut-être, celle de Karina, mais de mélodie aucune. Tout contribue à portraire l’incompatibilité de l’œuvre avec les formes auxquelles nous voudrions l’y voir attachée. Le film est triste parce que, comble du drame, il est le démantèlement, exhibé sous tous ses angles et ses coutures, d’un couple qui s’immisce affectueusement dans notre réalité quand nous ne pouvons rien à la leur. C’est là toute la tension du film : Emile (ou Brialy) laisse s’égarer un court regard caméra et affirme : « On ne sait pas si c’est une comédie ou une tragédie, en tout cas c’est un chef d’œuvre. ». Tout est dit. Nous-mêmes ne savons pas. Il est une souffrance et il est une joie. Ce qui fait rire c’est ce qui fait pleurer, le rire et le pleur sont un tout sans aucune substitution. On rit de la rupture inattendue et injustifiée entre les événements : un chant qui achève une musique, une musique qui recouvre la voix pendant un dialogue qui apparaissait narrativement décisif, Brialy qui fait du vélo dans son appartement. C’est toute l’incompatibilité des éléments entre eux qui fait à la fois la catastrophe et la bouffonnerie du récit. Angela aime Émile, Émile aime Angela et aucun d’eux n’est capable de surpasser le poids de l’orgueil qui les handicape. On aspire désespérément à se pencher à l’oreille des inconscients pour leur prononcer les paroles qu’ils n’entendront jamais de l’autre mais, si leurs mots ne rencontrent jamais l’oreille auxquels ils se dédient, nos mots ne traversent pas plus l’écran. Toute la torture dramatique réside là-même. Eux nous parlent et ne s’en privent pas. Nous, croyants voir ainsi décloisonnée la frontière, connaissons la frustration démesurée de voir que nous ne pouvons pas leur répondre. Au final, on adule et on exècre le même homme, c’est là Godard dans toute sa splendeur, plus politique que jamais. Le combat Nouvelle Vague résidait aussi dans l’agressivité face à la rupture sociale que l’art attestait entre ses regardeurs. L’histoire avait réservé l’œuvre d’art à ceux qui écumaient les salons bourgeois même quand l’artiste se vouait corps et âme au renversement des barrières entre les classes. Voilà l’ennemi criaient à l’unisson Godard, Truffaut, Rivette devant la découpe hiérarchique de la pyramide sociale. Nouvelle vague et rive gauche ont une guerre, le quatrième mur doit tomber. Regards caméra, perche dans le champs, mise à mal du principe d’identification : tout doit s’attaquer à la formalité classique et à l’opacité d’un écran qui confortait le spectateur dans son illusion d’échapper un moment à la réalité. Pourtant, dans Une Femme est une Femme, la cloison ne tombe pas, dans aucun film d’ailleurs. Elle ne s’est effritée que dans un sens parce que ni Angela ni Emile ne répondent à nos détresses. Godard sera donc (lui aussi) un tricheur doublé d’un menteur ? Non. Le brio du cinéaste aura été d’accomplir deux mouvements que l’on croyait contradictoires et qui en réalité s’étaient vus fixé une même visée. C’est dans un temps une éthique du vrai dans sa plus simple forme (les regards caméra, les adresses) et dans un second temps une capacité à supplanter l’éthique du vrai en affirmant continuellement à quel point le cinéma est faux, à quel point il nous est impossible de répondre à ces adresses et de briser le quatrième mur. Le coup de maître aura été d’attiser la frustration en affirmant, en surlignant et en exhibant les limites du cinéma pour mieux éveiller les consciences. Godard est détestable parce qu’il est plus vrai que vrai. Il est admirable pour l’exacte même raison. Le cinéaste incarné par Godard est un divertisseur doublé d’un tortionnaire : plus il divertit par le rire et l’affect et plus il insatisfait un spectateur qui a cru à la proximité nouée entre lui et les personnages. Alors nous rions encore, cette fois de nous-même et de notre incapacité à définir la souffrance qui nous parvient. C’est une dynamique inaltérable qui s’écrit là, et somme-toute une des plus cruciales, celle à laquelle aspirent bien des artistes : à la fin du film, un ressenti prédomine, celui d’être un peu plus humain.
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