Une journée particulière par Zaul
Un compte rendu-radiophonique figure d'emblée la toile de fond sonore qui sera le pied de nez de génie de ce film. Voilà réduit à sa portion congrue, et à quelques images d'archive, le contexte de la visite d'Hitler à Rome pour sceller le pacte d'acier. Pour réactualiser les événements pour les spectateurs au début du film, probablement ; pour dire d'emblée que l'art n'a pas à y prendre part, du moins de cette manière, certainement.
Aussi à la ferveur -avérée ou feinte - d'une ville en liesse, à la grande clameur d'une journée tristement historique, Scola ne gardera tout le film que la trame, l'idée lourde et bruyante de peine et de menace. Il en fera un bruit continu, une sorte de douleur sourde, dans laquelle les vies de nos protagonistes, une femme au foyer débordée et un homosexuel en bout de course, épuisés et rejetés, devront trouver à se dire. Mettre des mots sur un flot de langage, s'exprimer dans la violence d'une foule en liesse.
Étouffer l'horreur, le cri monstrueux d'une dictature : pour en faire une torpeur, un son étouffé. Pour ménager avec simplicité une place pour l'expression d'une opinion personnelle, faisant pénétrer la caméra dans l'espace quotidien qui exprime au mieux des doutes, opposant à l'indicible des visages simples. Comme si l'art avait du prendre en charge les excès de l'histoire pour l'atténuer, chercher à s'en excuser (ou s'en défaire, comme un mauvais souvenir?) en nous plongeant dans la torpeur d'un immeuble, sa vie d'appartement, sa vie dans ses derniers retranchements, dans sa cachette intime et vraie.
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Début de journée :
La caméra est arrêtée face à un immeuble, monstre impersonnel et laid. En bas, les plus zélés érigent déjà quelques tentures qu'entachent des motifs des croix gammées : l'Histoire, même quand elle ne grésille pas à la radio, est tapie dans les moindres recoins... Pourtant le regard s'arrache, progresse, et s'élève au dessus de cette crasse. Et nous voilà regardant en l'air, en cherchant, balayant des yeux les façades à la recherche de quelque chose, façades noircies qui ne sauraient pour le moment rien nous dire sur leurs occupants.
Mais déjà les volets s'ouvrent, les lumières s'allument : l'immeuble prend vie. Des formes indistinctes apparaissent ; on croit distinguer des corps, avec peine. On s'élève encore. Dans la cage d'escalier vitrifiée, un homme descend, apporte enfin avec lui la promesse d'un visage. Non : on ne verra que sa casquette.
Vient enfin le miracle d'un corps de femme, à gauche, faisant fièrement face à la caméra dans le cadre d'une fenêtre. Alors le plan incroyable, majestueux, continue de s'élever, comme encouragé par ce visage humain. Passée la fenêtre qui auparavant ne disait qu'une absence, il nous invite dans l'appartement où la vie s'éveille. De pièce en pièce, jusqu'aux retranchement intimes de l'être, jusqu'au cœur de l'immeuble, jusqu'à la couche même de ses occupants.
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Cette œuvre narre donc (dans une optique toute différente des images d'archive qu'elle montre sans prendre en charge) la "journée particulière" de deux personnages en marge, au hasard d'un vol de perroquet contestataire. Rencontre étrange... Car déjà les fenêtres, qui ne sont plus des lieux fermés, on été débarrassées de leurs volets, elles ouvrent désormais la possibilité d'un dialogue, d'un voyeurisme léger qui fait penser à Fenêtre sur Cour Hitchcock : à un théâtre intime (Antonietta faisant le ménage chez elle) se superpose assez vite un autre théâtre plus lointain que la fenêtre permet de rendre tout aussi intime, celle de Gabrielle dans son chez lui... Une relation peut alors commencer.
Elle, Antonietta (sublimée par Sophia Loren), est une femme au foyer débordée, victime de la politique nataliste de Mussolini, qui vacille sous le poids du travail quotidien et sous le joug d'un mari exécrable. Naïvement fidèle au parti, elle sera vite mise en difficulté par Gabriele (Marcello Mastroianni) pour défendre les idées qu'il véhicule ; elle figure bien l'embrigadement "gentil" d'un milieu populaire peu cultivé mais « qui veut bien faire »...
Lui au contraire sait prendre cette distance : intellectuel homosexuel, dissident, condamné. Triplement « nuisible » : célibataire, d'orientation sexuelle jugée « improductive », et foyer d'idées un peu trop libérales...
Deux portraits antithétiques, mais tout de même deux victimes d'un système. Ce n'est pas un hasard si lui travaillait à la radio, et si elle, pour finir accepte un livre tendu (les trois mousquetaires, là encore, il y aurait à dire...), la portée symbolique est ici sensible : à l'errance d'un peuple hurlant, Scola rappelle la beauté d'un langage, d'une voix. (Petite) victoire de l'art, du moins consolation : Antonietta trouvera peut-être, à la fin, le temps pour lire : bien loin de la bêtise d'une foule, la lecture, dernier rempart contre la dictature et espace intime d'un être qui ose encore penser.
Une œuvre admirable.