On peut affirmer avec peu de chances de se tromper qu'Une Page folle, le film qu'on est en mesure de voir aujourd'hui, totalement dénué d'intertitres et doté de cet accompagnement musical, n'a rien à voir avec ce qu'il était à l'époque de sa sortie dans les années 20 (avant qu'il ne soit enterré, oublié, puis retrouvé plusieurs décades plus tard). À commencer par la façon de le regarder, puisque aucun benshi (les conteurs de films au Japon qui étaient au moins aussi importants que le film lui-même, cf. un paragraphe de cette bafouille) n'est là pour nous raconter l'histoire : en l'état actuel, le visionnage peut donner l'impression de contempler une œuvre à la frontière de l'expérimental, presque entièrement tournée vers la suggestion et les sensations, plutôt qu'un film racontant une histoire, celle d'un homme devenu concierge dans un asile afin de sauver sa femme internée pour avoir tué son fils en tentant de se suicider.
Je dois l'avouer, sans les informations récoltées par-ci par-là sur le net, je n'aurais jamais compris l'envers du décor, l'intrigue dans ses détails. Cela signifie que l'on peut ne pas apprécier le film pour cela, c'est-à-dire ce qu'il est censé représenter du point de vue de la narration classique, mais pour ce qu'il dégage ou évoque en étant amputé d'une partie de son ossature narrative. Une expérience doublement troublante, donc. J'ai la sensation que cette dimension expérimentale et onirique enfle démesurément, précisément parce qu'on est comme contraint de se focaliser plus que prévu sur la dimension purement graphique et qu'on tente vainement d'en extraire du sens. Très étonnant comme configuration de visionnage.
C'est le chaos (maîtrisé) à tous les niveaux qui perdure à l'esprit, à long terme, après le visionnage. Un maelstrom affolant, tant dans les images montrées de manière directe (avec tout une série de surimpressions) que dans le montage de fou furieux. La structure narrative n'a pas l'air en soi évidente, avec des flashbacks aussi nombreux que fragmentés qui ne s'annoncent pas poliment, mais c'est le montage avec tout un tas d'effets variés qui rend la sauce aussi piquante et puissante. C'est le chaos total par moments. L'expressionnisme des images et la vivacité du montage appellent deux barons de l'époque, respectivement Murnau et Eisenstein, mais je serais curieux de connaître la véracité de cette affirmation, par rapport aux intentions réelles de Kinugasa dans le contexte de sa mise en scène (peinture de la folie, d'un rêve ou simple bordel ?).
Quoi qu'il en soi, il est permis d'y voir une œuvre particulièrement avant-gardiste, notamment dans la chorégraphie des danses et plus généralement de la folie de cette femme enfermée. L'atmosphère reste éprouvante, même (presque) totalement détachée de tout principe narratif : avant-garde d'hier, expérimental d'aujourd'hui.
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